Pour Florence Bergeaud-Blackler, chargée de recherche au CNRS, l’opposition des communautés religieuses n’est pas nouvelle et la nourriture est trop souvent considérée comme une variable culturelle.
Peu d’études ont été réalisées sur le marché halal en particulier " par crainte d’alimenter les campagnes anti-musulmans, de faire comme on dit le jeu des extrêmes ." Rencontre, à Bruxelles.
Extraits d’un dossier réalisé par Camille de Marcilly, publié dans La Libre le vendredi 21 avril 2017
Qu’est ce que le halal ?
C’est un terme arabo-musulman qui veut dire licite ou permis, il s’applique à des choses mais aussi des actions. L’avènement du marché halal a modifié l’usage de ce terme. Au lieu de permis, on lui attribue le sens de "prescrit" pour être un "bon" musulman.
Vous dites que le marché halal a été inventé il y a quarante ans. Pourquoi ?
Oui, il y a eu plusieurs étapes. La première, c’est la codification de l’abattage rituel qui va donner lieu au marché de la viande halal. Ensuite, c’est l’introduction d’un principe de pureté avec la publication des directives halal du Codex alimentarius en 1997 qui va déclarer illicites tous les produits contaminés par trois substances : le cochon, les viandes non rituelles et l’alcool. A doses microscopiques, ces substances se retrouvent dans toute l’industrie agro-alimentaire. Or, plus on interdit, plus on ouvre une gamme de permis, c’est ainsi que le marché halal s’est étendu aux aliments non carnés, aux cosmétiques, aux produits ménagers, et même à l’eau…
Est-ce une invention marketing ?
Le halal est vanté par les marchands comme une tradition religieuse que "les musulmans" animés par des besoins "spécifiques" seraient "obligés" de respecter. En réalité, l’espace alimentaire musulman varie selon les cultures et les époques. Cela peut aller très loin : l’islamologue Maxime Rodinson rapporte que certains musulmans vivant en Chine où le porc est une viande très appréciée, en consommaient en ayant pris la précaution de l’appeler "mouton". Il n’y a pas une façon islamique d’abattre les animaux mais plusieurs qui ont été discutées pendant des siècles par les juristes. Au fil du temps, les rites ont été adaptés aux environnements écologiques ou culturels, d’autant plus que le Coran est peu précis en matière de nourriture. Cette souplesse recule aujourd’hui face à la normalisation alimentaire industrielle.
A quel moment la production s’est-elle industrialisée ?
Quand les pays musulmans deviennent importateurs de viande de pays non musulmans. Durant les années 1960, la base des transactions c’est la confiance. Les musulmans s’assurent que les industriels saignent les animaux, ce qui est le cas dans les industries d’abattage pour des raisons vétérinaires et d’hygiène. En 1979, l’ayatollah Khomeini interdit l’importation de viandes de pays "occidentaux", une mesure symbolique destinée à ériger une frontière entre le monde musulman et le monde des infidèles. Mais, pragmatique, il va autoriser les importations de viandes contrôlées sur les chaînes d’abattage par des haut gradés religieux qu’il envoie sur place. Ces derniers vont d’une certaine manière "islamiser" les chaînes industrielles et prendre le contrôle d’un mode d’abattage dit islamique ou "halal". Dans les années 1980, les industriels exportateurs vont accepter ce contrôle par crainte de perdre leurs clients, mais aussi parce qu’ils vont chercher à en faire un argument de qualité.
Aujourd’hui, assiste-t-on à un phénomène de normalisation plus rigoureux ?
Le fait de dire que la viande des Occidentaux n’est pas licite, c’est un pas de côté par rapport à la sourate 5 verset 5 du Coran qui dit : " la nourriture des gens du Livre est licite pour les musulmans ". L’intention de Khomeini était politique : consacrer le territoire de l’islam, réaffirmer la frontière entre civilisations islamique et occidentale. La séparation des nourritures, des tables, et des filières productives est un moyen très efficace d’ériger des frontières durables.
Le halal accentue le communautarisme ?
Cela contribue à séparer des populations, d’autant plus que le périmètre du halal ne cesse de s’agrandir. Avant les années 90, la nourriture halal excluait le porc, puis la viande non rituelle, puis aujourd’hui les bonbons dans les cours d’école, les petits pots de bébé. Le fondamentalisme prospère sur les stratégies de segmentation marchandes. Les agences de contrôle et de certification halal sont la clé de voûte du marché halal : ce sont des spécialistes auto-proclamés du licite et de l’illicite qui n’ont aucun compte à rendre à la tradition ou aux autorités religieuses. N’importe qui peut se prétendre contrôleur halal et mobiliser du discours religieux dans l’espace public, par le biais du "marketing islamique". Cela fonctionne assez bien car l’islam vit une crise d’autorité majeure depuis le XIX° : colonisation, décolonisation , immigration ont contribué à déréguler les institutions religieuses. Ces contrôleurs halal étendent leur influence en culpabilisant les populations, en les inquiétant.
Cette inquiétude est-elle transformée en argument commercial ?
Ce marché n’a pas qu’une raison économique. Ces agences de contrôles véhiculent une certaine conception du religieux adaptée au marché mondialisé qui fonctionne sur la normalisation des aliments destinés à circuler partout. Seuls les fondamentalistes sont capables de produire du licite et d’illicite à la demande, souvent avec un discours littéraliste, légaliste et exclusif.
(Lire la suite : http://www.lalibre.be/actu/planete/le-halal-une-tradition-inventee-58f8e2e3cd70e80512f82b97
Dossier réalisé par Camille de Marcilly, publié dans La Libre le vendredi 21 avril 2017