L’analyse d’Edgar Morin s’arrête en 2022. Nulle doute que son point de vue resterait salutaire pour la suite des événements en Ukraine, comme au Moyen-Orient.
Comme c’était prévisible, le point de vue d’EdgarMorin a suscité des polémiques, particulièrement en France, ce pays des couteaux tirés…
C’est ainsi que dans Le Monde, on a pu lire, en janvier 2023, cet article :
"« De guerre en guerre. De 1940 à l’Ukraine » : Edgar Morin se trompe de combat”
Et puis on trouvera tout de suite la réplique, émanant d’un auteur militant de la non-violence. Les opposants, qui traitent Edgar Morin de ”poutiniste” (”le parti poutinien s’est réveillé en France”) sont identifiés comme ”le parti de l’OTAN” pour lesquels ”il n’y a plus le moindre espace de débat d’idées”.
Vous avez dit polémique ?
A chacun de juger…
1. EDGAR MORIN : DE GUERRE EN GUERRE
(Extrait, p. 63 à 76, 85)
La dialectique des relations Etats-Unis Russie
(...)
Dès la fin du siècle dernier et au cours des deux premières décennies de notre siècle, la position ukrainienne devient oscillante et incertaine, soumise à des élections souvent pro-occidentales, parfois prorusses ; la situation géopolitique et l’importance économique de l’Ukraine en feraient une prise capitale pour la Russie, dont elle serait en même temps bouclier, comme pour les États-Unis, à qui elles conféreraient une influence au flanc même de son adversaire.
C’est dans ce contexte qu’intervient la révolution pro-occidentale de Maidan, qui suscite immédiatement la sécession prorusse d’une partie du Donbass l’annexion de la Crimée par la Russie et une guerre interne permanente entre la province séparatiste de l’Est et le pouvoir ukrainien.
Ukraine
L’Ukraine est une nation qui a la même origine que la Russie, mais qui s’est trouvée historiquement dépecée entre la Pologne, l’Empire autrichien, puis intégrée pour une grande part à la Russie tsariste. Elle a gardé sa langue propre, voisine du russe, et comme dans d’autres nations asservies, des intellectuels suscitèrent au XIXe siècle un courant indépendantiste.
Au cours des désordres et des guerres qui suivirent la révolution d’Octobre, l’Ukraine, sous la conduite de l’anarchiste Makhno, proclama son indépendance, mais fut conquise par les bolcheviks et incorporée dans l’URSS.
L’URSS laissa s’exprimer sa langue et son folklore, mais y réprima toute velléité d’autonomie. La riche terre d’Ukraine fut la principale victime de la kolkhozification forcée, de la déportation en masse des koulaks et surtout de la gigantesque famine de 1931. D’où un énorme ressentiment à l’égard de la Russie, ce qui explique les applaudissements, filmés par les nazis, d’une partie des habitants de Kiev à l’arrivée de la Wehrmacht.
Mais le plus grave fut que le mouvement indépendantiste ukrainien, exilé en Allemagne, s’était lié au pouvoir nazi sous la direction de Bandera, puis coopéra avec la Wehrmacht dans l’invasion de l’Ukraine et son occupation. Il constitua une administration aux ordres des nazis et participa aux exactions de l’occupant, y compris au massacre des Juifs. Vassili Grossman exprima sa douleur quand il apprit, à la libération de l’Ukraine des nazis, que sa mère vait été tuée par des Ukrainiens. Comme le rapporte Serge Klarsfeld, la devise des nationalistes ukrainiens collaborateurs des nazis de Bandera affichée dans les rues de Kiev en 1941 était : Tes ennemis sont la Russie, la Pologne et les Youpins. Bandera proclama même en 1941, sous l’occupation de la Wehrmacht, une « République ukrainienne indépendante ». Il y eut des engagements militaires ukrainiens dans la Légion ukrainienne ; l’UP A (Armée insurrectionnelle ukrainienne.) continua à combattre l’armée rouge après la guerre, jusqu’à son anéantissement en 1954. Il faut dire par contre que des milliers d’Ukrainiens s’enrôlèrent comme partisans contre l’occupant allemand.
Aussi on comprend que les volontaires étrangers qui s’engagent pour l’Ukraine en 2022 soient de deux types, le premier étant animé par l’idéal démocratique, le second, par l’idéal fasciste.
L’Ukraine est indépendante depuis 1991, suite à la dislocation de l’URSS ; c’est une nation extrêmement riche en terres céréalières, en ressources minières et industrielles. Dès le XIXe siècle, la Russie tsariste l’industrialisa ; au xx" siècle, l’Union soviétique installa dans le Donbass son industrie lourde, ses centrales nucléaires et peupla cette région d’ouvriers, de déportés, d’ingénieurs russes. L’Ukraine indépendante a bénéficié de cet héritage russe et a donc poursuivi son développement technoéconomique.
Si la Russie est l’agresseur évident mû par la volonté d’appropriation, et si son comportement est particulièrement destructeur sur personnes, biens et édifices, les États-Unis sont, depuis Maidan, inspirateurs de la politique ukrainienne, présents dans son économie, tout en lui fournissant l’aide précieuse de son système d’information et de renseignement.
Avec sa situation géopolitique stratégique proche de la Russie et son patrimoine économique, l’Ukraine est une proie d’importance, aussi bien pour la Russie poutinienne qui entretient le rêve de reconstituer l’Empire slave, que pour les États-Unis qui installeraient ainsi l’OTAN aux frontières occidentales de la Russie. En fait, l’Ukraine est l’enjeu de deux volontés impériales - l’une qui veut sauvegarder sa domination sur le monde slave et se protéger d’une nation voisine qui soit sous l’influence des États-Unis, l’autre qui tient à intégrer l’Ukraine à l’Occident et à enlever à la Russie son titre de superpuissance mondiale. Les États-Unis, en affaiblissant durablement la Russie par Ukraine interposée, élimineraient un des obstacles au maintien de son hégémonie planétaire, l’autre étant la Chine.
L’Ukraine indépendante a beaucoup évolué. Elle s’est urbanisée et les mœurs se sont occidentalisées. L’antijudaïsme populaire s’est atténué, peut-être au profit de l’antirussisme.
Le national-socialisme ukrainien constitue une minorité. Le banderisme y est certes exalté, mais comme indépendantisme à l’égard de la Russie et non comme auxiliaire de l’occupation allemande.
De même qu’en Russie, la dénationalisation générale de l’économie a profité à une caste d’oligarques, et la corruption s’est partout répandue.
Depuis l’indépendance, il y a eu alternance de gouvernements prorusses et pro-occidentaux, avec une première révolution « orange », démocratique et pro-occidentale en 2005 ; ensuite, dans une suite d’élections diversement truquées, l’Ukraine envisagea une association avec l’Union européenne, puis y renonça en 2013 sous la pression russe.
En fait, derrière la succession des présidents russophiles et occidentalophiles, c’est un conflit capital qui se joue, non seulement entre démocratie occidentalisée et despotisme russe, mais aussi entre impérialisme américain et impérialisme russe.
La révolution démocratique prooccidentale de la place Maidan, en 2014, à Kiev, renverse le président prorusse Viktor Ianoukovitch et renforce la tendance à se délivrer de la tutelle russe, mais déclenche la sécession des régions russophones du Donbass et l’annexion de la Crimée par la Russie. Les accords de Minsk de 2015 entre la Russie et l’Ukraine, sous l’égide des principaux pays occidentaux, ne réussissent pas à mettre fin à la guerre qui oppose les armées ukrainiennes aux forces séparatistes ravitaillées et soutenues par la Russie. Les accords de Minsk n’ont été respectés ni par l’Ukraine ni par la Russie, et la guerre a continué sur le front du Donbass, faisant quatorze mille morts jusqu’en 2022. Cette guerre ininterrompue est un véritable abcès qui est devenu purulent et a répandu son infection.
Il était donc prévisible - ce que j’ai annoncé dans un article de 2014 -, que tout conduise à une situation explosive.
(…)
LIRE LA SUITE SUR MON BLOG, ICI,
OU, ENCORE MIEUX, LIRE TOUT LE PETIT LIVRE D’EDGAR MORIN (86 pages)
La conclusion du livre d’Edgar Morin
Grande est l’urgence : cette guerre provoque une crise considérable qui aggrave et aggravera toutes les autres énormes crises du siècle que subit l’humanité, dont la crise écologique, la crise économique, la crise des civilisations, la crise de la pensée. Qiii elles-mêmes aggravent et aggraveront les maux et la crise issus de cette guerre. Ainsi, il y avait en 2017 quatrevingts millions d’humains au bord de la famine. Puis, après la pandémie, deux cent soixante-seize millions, et actuellement, trois cent quarante-cinq millions.
Plus la guerre s’aggrave, plus la paix est difficile, plus elle est urgente.
Évitons une guerre mondiale. Elle serait pire que la précédente.
(Novembre 2022)
2. Polémiques
Il était prévisible que le point de vue d’EdgarMorin allait susciter des polémiques.
Et ce n’a pas manqué !
Notamment dans Le Monde, on a pu lire, en janvier 2023, cet article :
« De guerre en guerre. De 1940 à l’Ukraine » : Edgar Morin se trompe de combat
"Dans le nouvel essai du sociologue, d’importantes erreurs factuelles grèvent l’analyse du conflit en cours."
Par Florent Georgesco
Publié le 12 janvier 2023, modifié le 08 juillet 2023.
En voici le début :
"Nul ne pourrait reprocher à un vieux savant, auteur d’une œuvre sociologique et philosophique abondante, qui a touché aux sujets les plus divers, de ne plus avoir, à 101 ans, l’énergie et la curiosité de se consacrer avec rigueur à de nouveaux domaines. Mais alors le bon sens voudrait qu’il n’écrive pas de livres sur ces sujets laissés en plan. C’est pourtant ce que vient de faire Edgar Morin à propos de l’Ukraine en publiant De guerre en guerre, et le résultat laisse perplexe.
Le projet auquel répond ce petit livre en vaut a priori un autre. L’auteur de La Rumeur d’Orléans (Seuil, 1969) entend mettre les événements ukrainiens en perspective à partir de son expérience de la guerre, fondée sur son engagement dans la Résistance et quatre-vingts ans d’observation des crises mondiales. Il veut avertir contre les mécanismes de « radicalisation » qu’entraînerait, selon lui, toute guerre. Au premier chef, une « hystérisation » réciproque, qui pousserait à développer un « manichéisme » empêchant de se livrer à une « contextualisation » adéquate.
Comment, cependant, contextualiser sans connaître ? Passé cette leçon de choses guerrières, Edgar Morin en vient à la situation particulière de l’Ukraine, et les inexactitudes sur l’histoire et l’actualité se multiplient. Affirmer que l’Ukraine « proclama son indépendance », après la révolution d’Octobre, « sous la conduite de l’anarchiste Makhno » n’a par exemple aucun sens. C’est la Rada (le Parlement ukrainien) qui, le 22 janvier 1918, a proclamé l’indépendance, fruit d’un processus collectif sur lequel Makhno n’avait pas pesé. (…)
Lire la suite sur https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/01/12/de-guerre-en-guerre-de-1940-a-l-ukraine-edgar-morin-se-trompe-de-combat_6157642_3260.html
3. Et la réaction…
Le “parti poutinien s’est réveillé en France”, voici comment quelques articles à charge ont salué ce livre en témoignant du fait qu’il n’y avait plus pour ces gens-là (le parti de l’OTAN) le moindre espace de débat d’idées. Sans être même en guerre, le parti de l’OTAN, sa censure, en sont à ressusciter l’index Vatican : : si vous êtes contre la guerre, vous êtes “poutinien”, le mal. En considérant les individus désignés à la vindicte publique, j’ai pensé que le fait d’être juif, surtout si on est athée, peut parfois favoriser un certain courage face à tous les négationnismes. En effet si dans le parti “poutinien”, est-ce un hasard si c’est un descendant de Nizan (Todd), Arno Karsfeld, et maintenant Edgard Morin qui s’élèvent contre la manière dont le bellicisme occidental met ses pas dans ceux du nazisme ? En matière de réhabilitation du nazisme, il n’y a pas que l’Ukraine où l’on constate d’étranges complaisances, la réhabilitation y compris en Amérique latine et même en Yougoslavie, en Pologne est allée loin derrière l’OTAN et les USA. Déjà plutôt que de répondre à des faits, comme nous l’avons expérimenté nous-mêmes, le parti de l’OTAN, le négationnisme sans frein, a trouvé sa réponse : le parti “poutinien” se réveillerait. Quelle honte, d’abord aller jusqu’à nier des faits manifestes, ensuite de s’attaquer ainsi à l’honneur de ceux qui osent dans ce consensus indigne défendre leur refus de la guerre, du racisme, de la xénophobie.(...)
08.01.23 – Paris, France – Alain Refalo
https://histoireetsociete.com/2023/01/16/de-guerre-en-guerre-dedgar-morin/
Edgar Morin, que l’on ne présente plus, 101 ans, publie ces jours-ci un livre décapant sur la guerre, plus exactement sur les guerres, celle qu’il a vécue et celle d’aujourd’hui. Résistant, ayant combattu les armes à la main le nazisme, on ne suspectera donc pas le célèbre sociologue et philosophe d’être un « pacifiste », appellation péjorative inlassablement reprise pour discréditer toute personne qui s’élève contre les horreurs de la guerre ou tout simplement contre toute guerre. Et pourtant, ce livre, écrit dans un style incisif, bourré de références historiques précises, est un véritable plaidoyer contre la guerre, celles du passé comme celles du présent, et surtout contre celle, mondiale, qui risque d’advenir.
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https://agirpourlapaix.be/de-guerre-en-guerre-dedgar-morin/
Alain Refalo
Militant de la non-violence et de l’écologie depuis 35 ans, cofondateur du Centre de ressources sur la non-violence de Midi-Pyrénées (en 2003). Professeur des écoles depuis 1990, Initiateur, en octobre 2008, du mouvement des enseignants-désobéisseurs du primaire pour résister aux attaques portées contre l’école de la République. https://alainrefalo.blog/
L’article original est accessible ici
https://alainrefalo.blog/2023/01/08/de-guerre-en-guerre-dedgar-morin/
Non-violence, Ecologie et Résistances
Blog coordonné par Alain Refalo