Le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin a marqué un temps d’hésitation, face à la main tendue par le leader de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) Yasser Arafat, sur la pelouse de la Maison-Blanche, le 13 septembre 1993. Il a fini par la saisir, dans un mouvement un peu raide. Juste derrière eux, le président américain Bill Clinton ouvre les bras, se posant avec opportunisme comme celui qui a amené à la réconciliation des ennemis en guerre depuis quarante-cinq ans. À leurs côtés, le ministre israélien des Affaires étrangères, Shimon Pérès, et le chef de la diplomatie palestinienne, Mahmoud Abbas, qui ont participé aux derniers rounds des négociations menées secrètement durant l’année 1993 à Oslo, en Norvège. [1]
L’image de la poignée de main entre Arafat et Rabin a fait le tour du monde. Elle portait l’espoir, fragile, mais tangible, d’un processus qui devait bâtir une paix durable entre les deux peuples qui se disputent la même terre. En 1994, Yitzhak Rabin, Shimon Pérès et Yasser Arafat se rendaient ensemble à Oslo pour y recevoir conjointement le prix Nobel de la paix. Le constat d’échec que l’on dresse trente ans plus tard n’en est que plus cruel. Le processus de paix est dans un coma dépassé depuis plus de vingt ans. Il est difficile de voir en quoi le sort des Palestiniens se serait réellement amélioré. Et la sauvagerie des attaques menées le 7 octobre dernier par le Hamas, qui ont fait quelque 1 400 victimes, essentiellement civiles, auxquelles s’ajoutent près de 200 otages de tous âges kidnappés par les islamistes, démontre avec une aveuglante cruauté que la population d’Israël ne vit toujours pas en sécurité.
Comment expliquer que les choses aient à ce point mal tourné ? Il y avait, à l’automne 1993, “un enthousiasme assez fort des signataires. Mais à ce moment-là, les négociateurs de l’OLP sont très minoritaires et l’ensemble du mouvement national n’a pas été tenu au courant de la négociation, qui est secrète, et ne l’apprend qu’un ou deux mois avant la signature, lorsque l’accord, est conclu. Chez les Israéliens, c’est similaire. Le bénéfice du doute pouvait expliquer cet enthousiasme. Sauf que les observateurs les plus fins ont vu tout de suite les failles de ces accords dans lesquels rien n’est véritablement négocié”, rembobine François Ceccaldi, chercheur associé à la Chaire histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France.
Les contentieux placés au frigo
Ce qui a été signé à Washington est une déclaration de principes qui lance le processus d’Oslo : L’OLP, reconnaît le droit de l’État Israël à vivre en paix en sécurité ; Israël, de son côté, reconnaît OLP comme représentant légitime du peuple palestinien, mais pas un futur État palestinien. Est tracé un cadre pour les modalités de transferts progressifs de compétences à une Autorité palestinienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, durant une période de cinq ans, à l’issue de laquelle le statut définitif des territoires doit avoir été négocié. Durant ce laps de temps, les deux parties doivent travailler à résoudre les contentieux les plus sévères – outre le statut définitif des territoires, il y a la question du retour des réfugiés palestiniens, le statut de Jérusalem, les implantations israéliennes dans les territoires occupés, la question des frontières. [2]
Il n’en reste pas moins que l’espoir né de la poignée de mains de Washington se heurte rapidement à la réalité du terrain et de la politique. “Il y a les retards multiples dans le calendrier de la mise en place de l’autonomie. L’esprit des accords était que l’armée israélienne évacue le territoire, mais Israël ne parle que de redéploiement”, replace François Ceccaldi. De nouvelles implantations israéliennes voient le jour en Cisjordanie, malgré le gel de la colonisation décrété par le gouvernement Rabin. Le nombre de colons passe de 112 000 en 1992 à 150 000 en 1995.
Les opposants du processus de paix des deux camps vont, eux, user de la violence pour tenter de le saborder. Côté palestinien, le Jihad islamique et Hamas, qui poursuivent chacun l’objectif de créer un État islamiste sur l’ensemble de la Palestine historique, font des attentats dès octobre 1993. [3]
La folie meurtrière n’épargne pas la partie israélienne : le 25 février 1994, Baruch Goldstein pénètre dans la mosquée du Caveau des Patriarches à Hébron, et abat 29 Palestiniens avec son fusil-mitrailleur. L’extrême droite israélienne a une autre cible dans le viseur : Yitzhak Rabin, qualifié de traître. Le 4 novembre 1995, le Premier ministre prononce un discours lors d’un vaste rassemblement pour la paix, place des rois d’Israël, à Tel-Aviv. Alors qu’il rejoint sa voiture, il est abattu par un jeune extrémiste juif religieux, Ygal Amir. Le camp israélien de la paix a perdu son guide. L’histoire aurait-elle été différente si Rabin avait vécu ?
Les élections les élections générales de mai 1996 sont remportée, de justesse, par le leader du parti de droite Likoud, Benjamin Nétanyahou. [4]
“Bibi”, ainsi qu’il est surnommé, est un opposant des accords d’Oslo. Dès son arrivée, au pouvoir, il relance la colonisation de la Cisjordanie, avec pour stratégie de rendre impossible l’établissement d’un Etat palestinien sur un territoire fixé par les frontières antérieures à la guerre de 1967. Le retour des travaillistes au pouvoir en Israël, avec l’ancien général Ehud Barak à leur tête n’aura d’autre effet que symbolique sur la relance du processus de paix qui reste enrayé à l’issue du sommet du camp David II, aux États-Unis, convoqué en juillet 2000 par Bill Clinton pour trouver une solution durable au conflit, deux ans après l’échéance fixée par la déclaration d’Oslo. [5]
”La paix et la sécurité. Mais surtout la sécurité”
La situation devient explosive, avec le déclenchement, en septembre 2000, de la seconde Intifada, treize ans après le premier soulèvement palestinien. L’étincelle qui allume la mèche est la visite qu’effectue le chef du Likoud, Ariel Sharon, sur le site du Mont du Temple, où se trouve l’esplanade des Mosquées, haut lieu de l’islam, pour marquer sa désapprobation des discussions ouvertes sur le statut de Jérusalem. Le niveau de violence de cette nouvelle intifada surpasse celui de la première – les Palestiniens usent désormais d’armes à feu ; le Hamas, le Jihad islamique et les brigades al-Aqsa multiplient les attentats terroristes en Israël, que condamne l’AP, sans parvenir à les empêcher.
Aux élections de 2001, Barak est battu par Sharon. Lequel n’entend plus rien céder aux Palestiniens. À ses électeurs, il a promis “la paix et la sécurité. Mais surtout la sécurité”. En mars 2002, Israël lance l’opération Rempart, pénètre avec des chars dans plusieurs villes palestiniennes de Cisjordanie, bombarde la Mouqata’a, la résidence présidentielle de Yasser Arafat, tenu responsable d’événements qui échappent à son contrôle. L’Etat hébreu a cessé de considérer le vieux raïs comme interlocuteur. Il ne quitte l’isolement dans lequel il est confiné à Il ne quittera plus Ramallah que pour se rendre en France, en avion médicalisé. Il décède le 11 novembre 2004 à l’hôpital de Clamart.
Évacuation de Gaza et annexion en Cisjordanie
Mahmoud Abbas succède à Arafat à la tête d’une institution affaiblie. Au prétexte d’empêcher les attentats suicides qui ont fait 800 victimes israéliennes de 2000 à 2003, le gouvernement Sharon a lancé la construction d’une “barrière de séparation”, de 50 mètres de large, comprenant un mur de 8 mètres de haut.
La sécurité n’est pas sa seule raison d’être : “Le mur serpente, au mépris du droit international, dans les territoires et a permis de facto l’annexion de 9 % de la Cisjordanie, parce qu’il passe à l’est de la ligne verte (la frontière d’avant 1967)”, fait observer François Ceccaldi. Long de plus de 700 kilomètres, le tracé de la barrière englobe les colonies et anticipe leur possible extension.
Si le gouvernement Sharon renforce l’emprise de l’État hébreu sur la Cisjordanie, il décide unilatéralement, en juin 2004, de lancer un plan d’évacuation des 21 colonies israéliennes de la bande de Gaza, à achever à la mi-août 2005. Sans toutefois qu’Israël abandonne le contrôle des frontières. [6]
Montée en puissance du Hamas
Les élections législatives palestiniennes de 2006 sont remportées par le Hamas. Le "Mouvement de résistance islamique" créé pendant la première intifada, en 1987, devient majoritaire au sein du Conseil législatif palestinien, au détriment du Fatah de Mahmoud Abbas, qui dominait l’espace politique palestinien depuis 1967. Le président de l’Autorité palestinienne confie au membre du Hamas Ismaël Haniyeh le soin de former un gouvernement. [7]
Loin de créer une union sacrée, la montée en puissance du Hamas va provoquer un conflit interne, politique et armé, avec l’historique Fatah, le parti de Mahmoud Abbas, pour le leadership de la représentation des Palestiniens. en juin 2017, l’AP est expulsée de Gaza par le Hamas. Le mouvement islamiste y fait désormais la loi et mène depuis la bande côtière la lutte à Israël, vers lequel il tire des roquettes Qassam par milliers. En 2008, Israël réplique en lançant l’opération Plomb Durci, entamée par des bombardements, suivis d’une opération terrestre. Au terme de cette guerre, le bilan fait état de 13 morts israéliens et de 1300 morts palestiniens. Le scénario se répète en 2012 et plus durement encore en 2014. Israël riposte aux attaques à la roquette du Hamas et du Jihad islamique en menantdes opérations terrestres, au prix de nombreuses victimes civiles. [8]
Israël à droite toute
Le conflit israélo-palestinien s’est installé dans une routine morbide. Benjamin Netanyahou est revenu au pouvoir en 2009 - il y reste jusqu’en 2021, puis le récupère en décembre 2022. Les différents exécutifs qu’il dirige poursuivent une politique effrénée de colonisation de la Cisjordanie. La communauté internationale, dont les Etats-Unis et l’Union européenne, continue pourtant de plaider, comme on répète un mantra, pour la ”solution à deux Etats vivant côte à côte en paix et en sécurité”. [9]
Il y a une forme d’hypocrisie car en réalité, il n’y a rien qui est fait pour que cette solution soit effectivement appliquée”, souligne François Ceccaldi.
Sur le terrain, la situation reste dramatique. Les roquettes du Hamas et des attentats à l’arme blanche ou à l’arme à feu continuent de faucher des Israéliens. Le quotidien des Palestiniens de Cisjordanie continue d’être fait d’humiliations, de contrôles, de restrictions de leur liberté de se déplacer, de punitions collectives, dont la destruction des maisons des familles des terroristes – plus de 5500 depuis 2006 selon l’ONG pacifiste israélienne B’Tselem. D’un peu plus de 100 000 en 1993, le nombre de colons est passé à 710 000 (incluant Jérusalem-est), selon les Nations unies, dont près de 500 000 en Cisjordanie, pour une population totale de 9,5 millions d’Israéliens. Les colons pèsent d’un poids considérable sur la politique israélienne et les plus nationalistes ont leur relais dans le sixième gouvernement Netanyahou, qui comprend plusieurs partis d’extrême droite.
Comment faire la paix après le 7 octobre ?
Le pouvoir israélien ne manifeste plus le moindre intérêt pour le processus de paix oublié. Qui, d’ailleurs, se préoccupe encore des Palestiniens ? Israël n’a-t-il pas signé, en septembre 2020, deux traités de paix respectivement avec les Émirats arabes unis et Bahreïn ? Des relations diplomatiques n’ont-elles pas été établies avec le Maroc ? Le rêve de la diplomatie israélienne est en train de s’accomplir : après l’Égypte, en 1979, puis la Jordanie en 1994, d’autres pays arabes sont prêts à négocier une paix séparée, sans trop se soucier du sort des Palestiniens.L’Arabie saoudite est dans la file. Netanyahou a promis aux Israéliens la sécurité que que l’efficacité des services de renseignements et la supériorité militaire semble en mesure de garantir. [10]
Les effroyables attaques commises par le Hamas sur le territoire israélien le 7 octobre lui ont opposé un sanglant démenti. Le traumatisme causé par la cruauté de cette agression que personne n’avait vu venir a déclenché une violente riposte contre le Hamas, dont Netanyahou promet la destruction. Ce sont les opposants de la première heure des accords d’Oslo qui se retrouvent face à face. Gaza est écrasée par les bombardements et se voit imposer un blocus sévère, qui fait peu de cas du droit international et humanitaire. Le bilan des tués et des blessés par le Hamas est sujet à caution, mais la réplique israélienne a, à l’évidence, causé son lot de victimes civiles qui devrait gonfler en cas d’offensive terrestre de Tsahal. En Cisjordanie, les colons s’en prennent aux Palestiniens. Le risque d’un embrasement régional est redouté, alors que plane la menace de l’ouverture d’un autre front dans le nord d’Israël par le mouvement islamiste libanais Hezbollah.
Le cycle de la vengeance et de la haine est relancé. Qui sera en mesure de l’enrayer ? Quand ? Comment renouer un quelconque dialogue après le 7 octobre ? Aux différents médias qui l’ont interrogé ces derniers jours, l’historien, écrivain et ancien ambassadeur d’Israël à Paris, Elie Barnavi, donne invariablement la même réponse : “La solution à deux États ne semble pas très bonne pour l’instant, mais il n’y a pas d’alternative”.