Emission passionnante, dimanche soir 18 mai 2025, sur France 5 (En société -Gaza • Trouver les mots justes ? Hanna Assouline, de l’association Les guerrières de la paix, Vincent Lemire, historien, Mathilde Philip-Gay, professeure en droit public.)
Hélas pas visible en replay en Belgique, mais un texte équivalent est disponible pour les abonnés du Nouvel Obs. (A noter qu’on peut s’y abonner pour 1 € pendant trois mois !)
Heureusement, l’émission est sur Youtube sur la page @en_societe de Youtube (https://www.youtube.com/@en_societe) est sur Youtube. voici les trois parties de l’échange sur Gaza :
1. https://youtu.be/NeLDSbDVxLw?feature=shared
2. https://youtu.be/zZmwtWnneCk?feature=shared
3. https://youtu.be/0vkc35fAyKE?feature=shared
Entre le 2 et le 3, il y avait le reportage de Abod Nasser (https://youtu.be/bv10aKMtvkM?feature=shared)
Depuis des mois que je m’interroge sur les tergiversations politiques autour de la notion de "génocide", voici enfin un éclairage fondamental sur le sens de cette dénomination.
Outre la vidéo, je mets ici de larges extraits du Nouvel Obs.
Lire l’article complet sur le site du Nouvel Obs)
Mathilde Philip-Gay Parmi les grands crimes établis en droit pénal international, on peut déjà dire que deux sont certainement commis à Gaza. Il y a incontestablement des crimes de guerre, puisque des dizaines de milliers de civils ont été tués, ce qui n’est pas un objectif militaire. La liste est longue : blocus de l’aide humanitaire, utilisation de la faim comme arme, interdiction aux journalistes occidentaux de se rendre à Gaza, ciblage délibéré des reporters palestiniens… On assiste aussi très probablement à des crimes contre l’humanité. Ce qui ne signifie pas que d’autres crimes ne sont pas commis par le Hamas depuis le 7-Octobre.
M. Philip-Gay Le débat public est compliqué, car le mot a désormais deux significations. La signification politique, tombée dans le sens commun, celle que tout le monde a en tête : l’atteinte, de manière atroce, à une population, le « pire » des crimes. Or juridiquement ce n’est pas exactement cela. D’après la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, de 1948, et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), de 1998, il correspond à l’intention de détruire un groupe national, ethnique ou religieux.

Pour être établi, il nécessite donc de prouver qu’Israël a comme unique intention de détruire la population de Gaza, que ses actions militaires sont accomplies dans ce but. Il doit aussi être démontré que les victimes sont ciblées de manière délibérée et non aléatoire. En tant que juriste qui défend d’abord ces victimes, je trouve que plaider le génocide peut être un piège, car plus difficile à établir et prenant moins en compte leur individualité. Il faut rappeler que, juridiquement, un génocide n’est pas « pire » pour les victimes qu’un crime de guerre ou contre l’humanité, les trois qualifications sont mises sur un pied d’égalité, surtout qu’un même crime peut recevoir plusieurs qualifications.
Vincent Lemire Le mot « génocide » provoque une sorte de court-circuit psychique dans l’opinion publique internationale, car on touche à l’épine dorsale des consciences humaines : comment les descendants des victimes de la Shoah pourraient-ils en commettre un ? A la télévision ou à la radio, avant l’antenne, les journalistes me demandent l’autorisation de poser une question sur le génocide à Gaza, comme si c’était un mot interdit. Il faut noter que le débat sémantique concerne aussi le 7-Octobre : le terme « pogrom » est désormais perçu comme un synonyme des tueries qui se sont déroulées ce jour-là, alors qu’historiquement ce mot d’origine russe qualifie un massacre de juifs sous couvert d’une armée régulière.
Concernant Gaza, en tant qu’historien, je parle de « guerre d’éradication », au sens étymologique, car il s’agit bien de « déraciner » une population, par les bombardements, la faim, la soif, ou l’expulsion. Il s’agit de supprimer le « problème Gaza », pour reprendre la sémantique de Bezalel Smotrich, le ministre des Finances israélien, et ce plan remonte à fin 2023.
En quoi est-ce important de qualifier les crimes commis dans ce conflit ?
M. Philip-Gay Leur qualification est au cœur de la justice internationale, car elle détermine les conséquences : réparations pour les victimes et responsabilité des auteurs. La justice internationale intervient toujours après les faits ; elle n’arrête pas la guerre. Mais lorsqu’un Etat est condamné, il doit – autant que possible – rétablir la situation antérieure, du moins sur le plan matériel. C’est le principe latin de la restitutio in integrum. L’intérêt essentiel est que chaque victime obtienne réparation et sache de quels faits et de quelle culpabilité les auteurs répondent, afin qu’elles puissent se reconstruire et que la société dans son ensemble puisse, elle aussi, se relever.

Vincent Lemire La convention de 1948 prévoit la répression mais aussi la prévention du génocide : elle exige donc la mise en place de mesures pour empêcher que le crime soit commis. On l’a vu avec la Cour internationale de justice (CIJ), saisie par l’Afrique du Sud. Dans son ordonnance de janvier 2024, et en attendant de statuer sur le fond, elle a estimé qu’il existe un « risque réel et imminent » de génocide et a prononcé des mesures conservatoires, dont celles de conserver les preuves et de punir les incitations à commettre de tels actes.
Mais les autorités israéliennes n’ont pas infléchi leur politique, au contraire. Le droit est-il voué à être « en retard » dans les conflits modernes ? Peut-on encore sauver la justice internationale comme instrument de paix réelle ?
(A suivre. Voir la suite sur le site du Nouvel Obs)
La conclusion du document :
Le fait qu’Israël soit né après le génocide de 6 millions de juifs, et ait été conçu comme un Etat refuge, fausse-t-il le débat sur ce qui se passe à Gaza ? En d’autres termes, est-ce que, d’un côté, certains défenseurs de l’Etat hébreu peinent à reconnaître l’ampleur des massacres ? Et, de l’autre, certains opposants trouvent dans l’accusation de génocide le moyen de contester le droit à exister d’Israël, notamment avec l’insulte « sioniste génocidaire » ?
Vincent Lemire Il y a effectivement autour du mot « génocide » un risque de dévoiement d’un côté, et de sacralisation de l’autre. L’insulte « sioniste génocidaire » vise, en particulier, à créer un court-circuit historique, à revenir aux conditions de la création d’Israël et à fragiliser ce qui fonde une partie de sa légitimité depuis la Seconde Guerre mondiale. Cet usage détourné, c’est précisément ce que les historiens essaient d’éviter, en contextualisant les situations. De l’autre côté, les pro-Israéliens utilisent ce débat sur le génocide comme si c’était la seule question qui se posait : en essayant de démontrer qu’il n’y aurait pas de génocide, ils sous-entendent qu’il n’y aurait rien de grave.
Mon rôle d’historien, c’est aussi d’être comptable d’une effroyable réalité macabre, de rappeler qu’un mort est un mort, qu’il y a plus de 52 000 morts à Gaza, c’est-à-dire cinquante fois plus que pendant les cinq années de la Première Intifada. Un taux de létalité jamais vu dans l’histoire de ce conflit. Le débat, exclusivement focalisé sur la question « y a-t-il ou non un génocide ? », peut donc aussi participer, paradoxalement, à l’occultation de ce qui se passe à Gaza.
M. Philip-Gay Il faut sortir de ces débats sémantiques, laisser la qualification des crimes aux juristes et aux historiens, mais remettre les victimes au cœur de nos actions. Quelle que soit sa nationalité ou sa religion, chacune d’elles est une victime de trop.
Propos recueillis par Nathalie Funès, Dimitri Krier et Marie Vaton