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Michel Simonis

A Gaza, le spectre d’une nouvelle Nakba
Par Pierre Haski - le Nouvel Obs, le 14 mai 2025
Article mis en ligne le 20 mai 2025
dernière modification le 23 mai 2025

Ci-gît Gaza. Quoi qu’il arrive désormais, la bande de Gaza telle qu’elle a existé n’est plus. Cette zone longiligne de 360 kilomètres carrés n’a pas survécu à dix-neuf mois de bombardements intensifs, de destructions systématiques, à coups d’explosifs ou de bulldozer, de plus de 80 % de ce que ce territoire palestinien comptait de bâtiments, publics ou privés, logements comme écoles ou dispensaires. Gaza est devenu un nom synonyme de guerre ou de terrorisme, d’hommes en armes ou d’otages retenus dans d’immenses tunnels ; mais c’était aussi un lieu chargé d’histoire, depuis l’Antiquité, depuis les Philistins en passant par Alexandre le Grand, Napoléon, plus récemment l’Egypte et Israël…, et un lieu de vie pour plus de deux millions de Palestiniens qui y demeuraient tant bien que mal, dans un tissu urbain dense, mais ô combien vivant – jusqu’au 7 octobre 2023.

Le Gaza d’hier est mort, tout comme des dizaines de milliers de ses habitants dans cette guerre asymétrique. Comme des dizaines, aussi, d’otages israéliens capturés lors de l’attaque surprise des islamistes du Hamas dans le sud d’Israël, et des dizaines de soldats israéliens depuis. Mais le sort de ses deux millions d’habitants encore debout malgré une offensive rompant avec toutes les règles du « droit de la guerre », reste incertain : il est tiraillé entre les rêves messianiques de conquête d’extrémistes israéliens, l’imagination fertile d’un promoteur immobilier devenu président des Etats-Unis, et la détermination d’un groupe armé intégriste qui joue sa survie après avoir perdu ses principaux dirigeants.

Dans ce paysage sinistré, un spectre hante les Palestiniens de Gaza : la Nakba, la « catastrophe » en arabe, une référence à l’expulsion d’une partie des populations arabes de la Palestine du mandat britannique lors de la naissance d’Israël en 1948, et de la première guerre israélo-arabe (1948-1949). La Nakba est dans l’inconscient collectif palestinien l’alpha et l’oméga du rapport à Israël, l’impensé de toute négociation, de toute cohabitation. Depuis le début des représailles israéliennes au massacre du 7-Octobre, les Palestiniens ont la certitude de vivre une « nouvelle Nakba », à Gaza sous les bombes, mais aussi en Cisjordanie, de manière plus rampante et insidieuse, sous l’action souvent conjointe de l’armée et des colons israéliens. La menace d’expulsion des deux millions d’habitants de la bande de Gaza a été plusieurs fois exprimée comme un slogan depuis le 7-Octobre, par les dirigeants les plus extrémistes d’Israël ; elle est devenue une menace réelle depuis que Donald Trump a lancé son idée irréelle de remplacer les Gazaouis par une nouvelle Côte d’Azur faite de marinas et de tours luxueuses – donnant des ailes à ceux qui, en Israël, répétaient « expulsion, expulsion » comme un rituel abstrait, et qui se disent qu’enfin ce rêve peut devenir réalité.

Des villageois fuient leurs maisons pendant les combats entre les troupes israéliennes et arabes, le 4 novembre 1948. JIM PRINGLE/AP/SIPA

Rêve des uns, cauchemar des autres : pour plus des deux tiers des habitants de la bande de Gaza, c’est l’histoire qui bégaye. Le territoire est en effet majoritairement peuplé de réfugiés, et de descendants de réfugiés, arrivés ici lors de la Nakba, il y a donc plus de sept décennies. Certaines des principales villes de la bande de Gaza, Jabaliya, au Nord, ou Khan Younès, dans le Sud, sont d’anciens camps de réfugiés devenus au fil des décennies d’immenses villes « en dur », indissociables des centres urbains plus anciens comme Gaza City, la capitale, ou Rafah, à la frontière avec l’Egypte. Les familles qui y vivent ont une conscience aiguë d’être des descendants de réfugiés de la Nakba : elles savent où se trouvait la maison que leurs aïeux ont dû quitter, dans des villes comme Lod, autrefois Lydda, d’où partirent, ou furent chassés, entre 50 000 et 70 000 Palestiniens.

Châtiment collectif

Pour les Israéliens, au contraire, Gaza incarne la menace existentielle qui s’est concrétisée dans l’horreur du 7-Octobre. Au point d’en déshumaniser ses habitants, tous identifiés aux hommes en armes qui ont franchi la frontière ce jour-là, et semé la terreur. Ce n’est que récemment que des voix israéliennes se sont fait entendre pour demander la fin de cette guerre atroce : jusque-là, les Israéliens dans leur immense majorité, ne voulaient pas voir les images de désolation et de mort, de châtiment collectif infligé à toute une population civile pour les crimes d’une organisation terroriste. Le quotidien « Haaretz », voix libérale isolée dans une société travaillée par l’extrême droite, peut publier en éditorial la photo d’une fillette morte portée par son père dans les rues du territoire assiégé, il n’y a qu’une minorité pour la regarder, pour avoir de l’empathie. Yitzhak Rabin avait ironisé autrefois en disant que, si on pouvait découper la bande de Gaza et la laisser dériver en mer, Israël applaudirait. L’extrême droite aujourd’hui a un autre rêve : celui de la reconquête d’une terre qu’elle considère comme faisant partie d’« Eretz Israël », l’Israël biblique mythifié.

Le destin des deux millions de Gazaouis est de nouveau suspendu et leur échappe totalement. Il est entre les mains d’acteurs, certains proches, d’autres lointains, plus préoccupés par des enjeux stratégiques et politiques que par le sort de ces civils à bout de forces, que dix-neuf mois de guerre ont réduits au statut de survivants. Le premier de ces acteurs est le Hamas, un groupe né à Gaza en 1987, émanation des Frères musulmans égyptiens, qui s’est un temps consacré à l’action sociale avant de se lancer dans la lutte armée avec sa branche militaire, Ezzedine al-Qassam. A coups d’attentats-suicides, le Hamas a joué un rôle majeur dans l’opposition à l’accord d’Oslo, en 1993, signé entre l’OLP de Yasser Arafat et le gouvernement travailliste d’Yitzhak Rabin. Depuis, il a pris le contrôle de la bande de Gaza en 2007 des mains d’une Autorité palestinienne qui ne s’en est jamais remise. Malgré plusieurs guerres avec Israël, le Hamas a bénéficié de la complaisance de Benyamin Netanyahou qui y voyait un moyen de diviser les Palestiniens. Jusqu’au 7-Octobre.

Du côté israélien, la coalition entre le Likoud de Netanyahou et l’extrême droite messianique est parvenue à se maintenir au pouvoir malgré sa responsabilité dans le désastre sécuritaire du 7-Octobre. C’est son agenda qui s’est progressivement imposé, doublé de l’intérêt personnel du Premier ministre à voir se prolonger une guerre qui l’éloigne de l’heure de vérité judiciaire sur ses innombrables affaires. Le discours extrémiste, marginal il y a deux ans, est aujourd’hui la ligne du gouvernement, y compris lorsqu’il s’agit de l’expulsion des Palestiniens sous couvert de « départs volontaires ».

A cet effet, rendre la vie impossible à Gaza participe de ce départ « volontaire », légitimé par Trump et ses lubies de promoteur immobilier, et par son nouvel ambassadeur à Jérusalem, Mike Huckabee, partisan déclaré de la colonisation. Aucun compromis politique n’est possible avec ce gouvernement, dont toute l’action vise justement à créer du fait accompli pour empêcher une solution politique. Dans l’opposition, ce n’est guère mieux : Benny Gantz, le leader « centriste » cultivé en son temps comme une alternative par l’administration Biden, a récemment déclaré que ceux qui soutiennent la solution des deux Etats sont « coupés de la réalité sécuritaire ». Israël, a-t-il ajouté, « ne peut accepter la moindre menace à n’importe laquelle de ses frontières ». La seule opposition de rupture est dans la société civile, et elle est ultraminoritaire, même si elle n’est pas inexistante.

Jeu diplomatique subtil

Restent enfin les acteurs extérieurs : les Etats-Unis, si influents mais si peu cohérents ; l’Europe, qui cherche sa cohésion, avec une France qui recommence à faire entendre sa voix ; et enfin le monde arabe, Arabie saoudite en tête, qui a un rôle à jouer mais ne sait pas vraiment lequel… Donald Trump est au centre de ces contradictions, lui qui vient d’entamer une tournée en Arabie saoudite, au Qatar et aux Emirats – son premier voyage officiel – et rêve de deals avec les riches monarchies du Golfe. Mais celles-ci ne peuvent pas totalement fermer les yeux devant le carnage de Gaza. Il va lui falloir faire des choix, y compris à l’opposé de ses instincts.

Emmanuel Macron a compris qu’il y avait là une faille dans laquelle la France et l’Europe peuvent s’introduire pour ne pas rester à l’écart d’une des crises qui façonnent notre époque. La promesse d’une reconnaissance de l’Etat de Palestine par Paris en juin fait partie de ce jeu diplomatique subtil, mais qui a du mal à changer la donne. Pour les deux millions de Gazaouis assiégés, tout cela n’augure rien de bon, la catastrophe est déjà là : la deuxième Nakba peut-elle être évitée ? Il est minuit moins cinq en Palestine, pointe avancée du chaos du monde.

La guerre en chiffres

  • 52 400 morts gazaouis, dont 8 304 femmes et 15 613 enfants
  • 118 014 blessés
  • 6 500 amputés, nécessitant une prothèse
  • 436 000 maisons détruites ou endommagées, soit 92 % des habitations
  • 10 000 à 15 000 nouveaux combattants du Hamas recrutés
  • 390 soldats israéliens tués
    Sources : ministère de la Santé du gouvernement du Hamas, Bureau de la Coordination des Affaires humanitaires de l’Onu (Ocha), Shelter Cluster, Renseignement américain, Armée israélienne.

Par Pierre Haski
Le nouvel Obs