Outre le bel article de Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Goliarda_Sapienza) sur l’auteure, je vous partage des extraits de deux articles de Marine Landrot parus dans Télérama en 2015, à l’occasion de la réédition de L’art de la joie et de la sortie en français du dernier volet de son cycle autobiographique "Les Certitudes du doute".
Je découvre aussi une petite vidéo de la RTBF, dans l’émission "Entrez sans frapper", du 22 mai 2022 (5 min. 32), que je vous propose à la fin de cet article.
L’histoire de l’Italie entre les deux grandes guerre transparait dans ce roman proche de la réalité, comme en témoigne le lexique de 15 pages sur les noms propres cités tout au long du livre.
Pendant la lecture, je me suis demandé quels liens existent encore dans l’inconscient collectif italien (et européen) entre cette période agitée de l’entre deux guerres et la résurgence actuelle du “populisme” en Italie et ailleurs. Avec en arrière plan, dans un coin de ma tête, cette autre fresque historique parcourant le siècle, le livre d’Edgar Morin, “Leçons d’un siècle de vie” (Voir https://larcenciel.be/spip.php?article1331) [2]
Voir en entier les deux beaux articles de Télérama :
– https://www.telerama.fr/livre/trois-raisons-de-re-lire-l-art-de-la-joie-de-goliarda-sapienza,126102.php
– https://www.telerama.fr/livre/goliarda-sapienza-la-gloire-posthume-d-une-ecrivaine-insoumise,126252.php
Lire ou relire “L’art de la joie” de Goliarda Sapienza
Roman majeur de la littérature italienne, ce chef-d’œuvre vient d’être réédité aux éditions Le Tripode.
L’art de la joie est un roman historique très particulier. Née le 1er janvier 1900, Modesta traverse toute la première moitié du XXe siècle. Comme la petite sirène devenue femme, chaque pas l’électrise de douleur, mais elle avance vers son destin, persuadée que la vie est une métamorphose de chaque instant. La pauvreté dans sa petite enfance, l’emprise de l’Eglise dans son adolescence, quand le couvent la recueille après son viol, la bisexualité assumée pendant sa jeunesse, puis la découverte du communisme et de la maternité, à l’âge adulte : le monde change, et Modesta évolue en profondeur, tout en restant fidèle à sa nature, exceptionnelle d’énergie.
Goliarda Sapienza excelle à la mettre dans une série de situations d’enfermements, dont elle se sort toujours avec grâce et panache.
Dans la fange d’une existence poisseuse d’avilissements, d’humiliations, de trahisons, Modesta continue de briller de mille feux. Non, décidément, Modesta n’est pas du genre à baisser les yeux pudiquement dans un coin, et à se faire oublier. Sans doute Goliarda Sapienza a-t-elle voulu jouer sur le paradoxe d’une femme mouvante, sculptée par les expériences, les rencontres, les épreuves, qui jamais ne se rebelle frontalement, mais toujours se relève de ses cendres. Le livre la regarde vieillir, avancer vers la mort, sans perdre une once de lumière, « parce que la jeunesse et la vieillesse ne sont qu’une hypothèse, ton âge est celui que tu te choisis, que tu te convaincs d’avoir ». Rien que pour elle, pour cette rencontre unique avec une femme d’exception, le roman vaut qu’on s’y perde, qu’on s’y noie…
Marine Landrot, Publié le 05/05/15 dans Télérama.
1998 est l’année de naissance officielle de L’Art de la Joie, roman majeur de la littérature italienne, fruit de l’imagination d’une femme de lettres, de théâtre et de cinéma, anarchiste et passionnée. (...) En réalité, ce chef-d’œuvre est né bien avant, dans la douleur de dix années d’écriture, entre 1967 et 1976. Et l’éditrice française Viviane Hamy lui a donné une troisième naissance, posthume et triomphale, avec la publication de sa traduction française, en 2005.
Une occasion de se (re)plonger dans les aventures de l’héroïne Modesta, qui transgresse les règles afin de découvrir le plaisir spirituel et charnel.
Goliarda Sapienza, la gloire posthume d’une écrivaine insoumise
Recueil autobiographique, Les Certitudes du doute, dernier volet de son cycle autobiographique, aujourd’hui traduit.
ce nouveau récit clôt le cycle autobiographique que Goliarda Sapienza avait intitulé Autobiographie des contradictions. Le texte, précieux pour les adorateurs de L’Art de la joie (on y découvre combien la personnalité sensible et généreuse de l’auteur a pu s’insuffler dans celle de son héroïne Modesta, et ce qu’elle a pu y fondre de désirs inassouvis et de soif d’absolu) est le témoignage d’un être qui n’a jamais cessé de remettre en question sa vie et le monde qui l’entoure. Ancrée dans son siècle autant que farouchement décidée à échapper aux embrigadements de toutes sortes, Goliarda nous donne une nouvelle leçon de vie.
Liberté, rébellion, joie : Goliarda Sapienza a vécu comme elle a écrit, en secouant la morale. Le dernier volet de sa corrosive autobiographie est enfin traduit.
Marine Landrot, Publié dans Télérama le 10/05/15.
“Sur une photo prise à la fin de sa vie, une cicatrice creuse le milieu de son front, comme un troisième oeil. La marque de l’intuition qui lui permit d’avancer en confiance malgré une existence pleine de pièges, d’éboulements, de crevasses. Prison, internements psychiatriques, suicides manqués, combien de fois trébucha Goliarda Sapienza, combien de fois toucha-t-elle le fond ? Enfant de remplacement, elle arriva au monde en 1924 dans une famille sicilienne nombreuse et recomposée, juste après l’assassinat d’un frère, Goliardo, et la mort d’une sœur, Goliarda. Sa vie fut un glissement permanent, jusqu’à sa chute mortelle dans les escaliers, en 1996. « Chaque personne a son secret... Ne violez pas ce secret, ne le disséquez pas, ne le cataloguez pas pour votre tranquillité, par peur de percevoir le parfum de votre secret inconnu de vous-même [...], que vous portez enfermé en vous depuis votre naissance... », prévient-elle dans son recueil autobiographique Le Fil d’une vie (éd. Viviane Hamy, 2005). Loin de se dérober, Goliarda Sapienza laisse pourtant derrière elle une œuvre littéraire immense et éclairante, qui offre autant de clés sur elle-même que d’armes pour la connaissance de soi.
pour cette insomniaque qui déroula dans le plus grand secret, et dans la plus grande indifférence des éditeurs italiens, des phrases abruptes et lyriques, à la fois tournées vers le monde et terriblement intimes.
Il fallut le flair enthousiaste d’une éditrice française, Viviane Hamy, pour que son travail sorte de l’ombre, en 2005, presque dix ans après sa mort, avec la parution en France de son monumental Art de la joie, dans une traduction remarquable de Nathalie Castagné. Goliarda Sapienza avait elle-même pris presque dix ans de sa vie, entre 1967 et 1976, pour écrire au Bic noir ce roman de plus de 600 pages où elle mit tant d’elle-même. Son héroïne, Modesta, (…) née le 1er janvier 1900, incarne à elle seule tous les combats de son siècle : féministe, bisexuelle, communiste, antifasciste, elle connaît la pauvreté extrême, l’absence de père, le viol, le couvent, la vie de château, la peur de l’eau, la maternité, la psychanalyse, la vieillesse. Pour arriver à la conclusion que, “non, on ne peut communiquer à personne cette plénitude de joie que donne l’excitation vitale de défier le temps à deux, d’être partenaires dans l’art de le dilater, en le vivant le plus intensément possible avant que ne sonne l’heure de la dernière aventure”.
Si Goliarda Sapienza répétait à l’envi qu’elle n’arrivait pas à la cheville de Modesta, les points communs sont multiples entre ces deux femmes tumultueuses et jusqu’au-boutistes. A commencer par leur liberté de mœurs, dans une société catholique patriarcale très cadenassée.
Il y a, chez Goliarda et Modesta, un même sens de l’engagement politique, un goût pour les débats à bâtons rompus, un attachement pour la discrétion et l’exemplarité de l’action dans la vie de tous les jours. Héritage familial oblige : Goliarda Sapienza grandit sous la houlette de parents anarchistes engagés (…). “Tu ne dois jamais te soumettre à personne, et moins que quiconque à ton père ou à moi. Si quelque chose ne te convainc pas, rebelle-toi toujours”, lui asséna sa mère à l’adolescence. Pour Goliarda Sapienza, l’insoumission passa par les mots avant tout. Sa liberté d’écriture, son choix de l’instabilité des styles (familier, dialectal, théâtral, juridique, picaresque) font d’elle une femme de lettres unique. Après l’avoir lue, on ne parle plus pareil, on n’entend plus pareil, à force de passer les mots au filtre qu’elle propose dans L’Art de la joie : “Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient. Ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux... Et puis, les nettoyer de la moisissure, les délivrer des incrustations de siècles de tradition, en inventer de nouveaux, et surtout écarter, pour ne plus m’en servir, ceux que l’usage quotidien emploie avec le plus de fréquence, les plus pourris, comme : sublime, devoir, tradition, abnégation, humilité, âme, pudeur, cœur, héroïsme, sentiment, piété, sacrifice, résignation.” Le mot grandeur n’est pas dans la liste. On peut donc chanter sans crainte la grandeur de Goliarda Sapienza.
Marine Landrot
À lire
L’Art de la joie et Les Certitudes du doute, traduits de l’italien par Nathalie Castagné, éd. Le Tripode, respectivement 640 p., 23 €, et 200 p., 19 €.
Goliarda Sapienza et ses carnets : https://www.rtbf.be/auvio/detail_l-autrice-italienne-goliarda-sapienza-et-ses-carnets?id=2500606&utm_source=media&utm_campaign=social_share&utm_medium=email_share&t=0