4ème de couverture
« Qu’il soit entendu que je ne donne de leçons à personne. J’essaie de tirer les leçons d’une expérience séculaire et séculière de vie, et je souhaite qu’elles soient utiles à chacun, non seulement pour s’interroger sur sa propre vie, mais aussi pour trouver sa propre Voie. »
E.M.
A 100 ans, Edgar Morin demeure préoccupé par les tourments de notre temps. Ce penseur humaniste a été témoin et acteur des errances et espoirs, crises et dérèglements de son siècle. Il nous transmet dans ce livre les enseignements tirés de son expérience centenaire de la complexité humaine.
Leçons d’un siècle de vie est une invitation à la lucidité et à la vigilance.
Sociologue et philosophe né en 1921, directeur de recherche émérite au CNRS, docteur honoris causa de trente-huit universités à travers le monde, Edgar Morin est l’un des penseurs majeurs de notre époque. Son œuvre affronte la difficulté de penser la complexité du réel. Il a notamment publié chez Denoël Changeons de voie, Les leçons du coronavirus, ouvrage qui traite de !.a crise majeure et complexe que nous traversons depuis 2020.
Qui suis-je, finalement ?
J’ai mis plusieurs pages à me décrire, sachant que cet autoportrait lacunaire comporte aussi l’absence de ce que je vais indiquer maintenant.
Je ne suis pas seulement une minuscule partie d’une société et un éphémère moment du temps qui passe. La société en tant que Tout, avec sa langue, sa culture et ses mœurs est à l’intérieur de moi. Mon temps vécu aux XX’ et XXI’ siècles est à l’intérieur de moi. L’espèce humaine est biologiquement à l’intérieur de moi. La lignée des mammifères, vertébrés, animaux, polycellulaires est en moi.
La vie, phénomène terrestre, est en moi. Et comme tout vivant est constitué de molécules, lesquelles sont des assemblages d’atomes, lesquels sont des unions de particules, c’est tout le monde physique et l’histoire de l’univers qui sont en moi.
Parfois je suis submergé par l’amour de la vie.
Quelle beauté, quelle harmonie, quelle unité profonde, quelle complémentarité et solidarité entre les vivants ! Quelle force créatrice pour inventer des myriades d’espèces animales et végétales singulières ! Parfois je suis submergé par la cruauté de la vie, la nécessité de tuer pour vivre, son énergie destructrice, ses conflits, avec toujours le triomphe de la mort. Puis je réussis à réunir, maintenir, lier indissolublement les deux vérités contraires. La vie est cadeau et fardeau, la vie est merveilleuse et terrible.
Ainsi en est-il de l’univers tel que nous le connaissons désormais. Il semble à notre regard harmonie parfaite, apparemment éternelle. Mais il est à notre science expansion, chaos, explosions ou tamponnements d’étoiles, avalement d’astres par d’incroyables et innombrables trous noirs, et enfin destruction et désintégration irrévocables. La vie, dans cet univers, est peut-être unique - dans une petite planète d’un soleil de banlieue -, en tout cas marginale.
Évidemment, les mêmes antinomies m’apparaissent inséparables dans l’histoire de l’humanité comme dans coutes les histoires que sont les vies individuelles. Tant de bonté, de générosité, de dévouement, tant de méchanceté, de vilenie, d’égoïsme. Tant d’intelligence, d’astuce, de génie créateur, tant de bêtise, d’aveuglement, d’illusions et d’erreurs. Quelle merveilleuse et quelle terrible puissance de l’imaginaire dans l’esprit humain qui crée les chefs-d’œuvre de la poésie, des littératures, des arts, et qui s’asservit en adorant et en implorant les dieux et les mythes qu’il a créés.
Ce double et multiple aspect, cette complexité dans tout ce qui est - depuis la particule, qui est aussi une onde, jusqu’à l’âme humaine, inséparable des interactions entre milliards de neurones -, voilà ce qui est toujours présent à mon esprit. C’est la leçon première de toutes mes expériences.
(...)
Chacun porte en soi le double impératif complémentaire du Je et du Nous, de l’individualisme et du communautarisme, de l’égoïsme et de l’altruisme.
La conscience de ce double impératif s’est profondément enracinée dans mon esprit au fil des années. Elle m’a toujours poussé à entretenir et à fortifier la capacité d’amour et d’émerveillement en même temps que la résistance obstinée à la cruauté du monde.
Je dirai enfin que la conscience de la complexité humaine conduit à la bienveillance. La bienveillance permet de considérer autrui non seulement dans ses défauts et ses carences, mais aussi dans ses qualités, à la fois dans ses intentions et ses actions.
(...)
Finalement, il est bon d’être bon, on se sent bien d’être pour le bien, le sens de la complexité permet de percevoir les aspects différents et contradictoires des êtres, des conjonctures, des événements, et cette perception favorise la bienveillance.
Ma leçon ultime, fruit conjoint de toutes mes expériences, est dans ce cercle vertueux où coopèrent la raison ouverte et la bienveillance aimante.
- Vivre dans l’incertitude
- Vivre est naviguer dans un océan d’incertitudes en se ravitaillant dans des îles de certitudes.
- Attends-toi à l’inattendu.
- L’histoire humaine est relativement intelligible a posteriori mais toujours imprévisible a priori.
- Aucun acquis historique n’est irréversible.
- L’humain n’est ni bon ni mauvais, il est complexe et versatile.
- Quand l’immédiat dévore, l’esprit dérive.
- L’élimination totale du risque conduit à l’élimination totale de la vie.
- Le principe de précaution n’a de sens qu’associé à un principe de risque, indispensable à l’action et à l’innovation.
- Le chemin vers l’avenir passe par le retour aux sources.
- L’espérance est l’attente de l’inespéré.
- Ceux qui n’ont pas de haine échappent aux démences.
- On réfute en argumentant, non en dénonçant.
- À la doctrine qui répond à tout, plutôt la complexité qui pose question à tout.
- Pour bien vieillir, il faut garder en soi les curiosités de l’enfance, les aspirations de l’adolescence, les responsabilités de l’adulte, et dans le vieillissement essayer d’extraire l’expérience des âges précédents.
- Je ne cesserai jamais de percevoir ce qu’il y a de cruel, implacable, impitoyable dans l’humanité, ni ce qu’il y a de terrible dans la vie, ni de percevoir non plus ce qu’il y a de noble, généreux, bon dans l’humanité et ce que la vie a d’enchanteur et d’émerveillant.
- Nous devons souvent affronter cette contradiction éthique : respecter toute personne humaine et ne pas l’offenser dans ce qui lui est sacré, et en même temps pratiquer l’esprit critique qui est animé par l’irrespect des croyances imposées comme sacrées.
- L’autocritique est une hygiène psychique essentielle. Il importe de ne pas être réaliste au sens trivial (s’adapter à l’immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d’être réaliste au sens complexe : comprendre l’incertitude du réel, savoir qu’il y a du possible encore invisible.
- Je critique des idées, je n’attaque jamais des personnes. Ce serait me dégrader que de les dégrader.
- On devrait chercher un vaccin contre la rage spécifiquement humaine, car nous sommes en pleine épidémie.
- La crise du Covid est en un sens une crise d’une conception de la modernité fondée sur l’idée que le destin de l’homme était de maîtriser la nature et de devenir le maître du monde.
- Le Covid nous rappelle que nous vivons une Aventure, une Aventure dans l’inconnu, l’Aventure inouïe de l’espèce humaine.
- La Réalité se cache derrière nos réalités.
- L’esprit humain est devant la porte close du Mystère.