Secoué par le Covid, Jean-Claude Guillebaud présente aujourd’hui Entrer dans la douceur, un concentré de sa pensée, un constat sévère sur les failles sociales et éthiques de notre époque, tout autant qu’un appel à la douceur et à l’espérance qui sauveront le monde, insiste-t-il. Si on aimerait creuser et approfondir certains de ses passages, c’est parce que l’ouvrage est semblable à une lettre écrite avec cœur et qu’il a pour ambition d’ouvrir de multiples fenêtres et de faire entrer de généreux courants d’air frais et revigorants. (Bosco d’Ottreppe)
Entretien de Bosco d’Otreppe, journaliste à La Libre, avec Jean-Claude Guillebaud
Publié dans La Libre le 28-02-21
Beaucoup de penseurs de la fin du XIXe siècle, dont le sociologue anglais Herbert Spencer, ont falsifié la théorie de l’évolution de Charles Darwin, rappelez-vous. En quoi l’auraient-ils falsifiée ? Et pourquoi ?
Ces "darwiniens sociaux" étaient en effet engagés dans la révolution industrielle du XIXe siècle. Ils ont participé à l’émancipation d’un capitalisme impitoyable, que l’on mettra un siècle à progressivement civiliser. Quand ils ont lu Darwin, ils ont interprété sa théorie comme venant à leur secours, légitimant leur pensée. Pour eux, la survie du plus apte soulignée par le naturaliste équivalait à la victoire du "meilleur" ou du "plus fort". Cela justifiait à leurs yeux les prodigieuses inégalités qui surgissaient à l’époque. Des centaines d’intellectuels ou d’écrivains politiques se sont emparés de cette falsification qui survit encore aujourd’hui.
Mais en quoi était-ce une mauvaise interprétation ?
En ce sens que, pour Darwin, la théorie bien comprise de l’évolution fait naître en bout de course une empathie nouvelle, une amélioration de l’Homme lui permettant de combattre les côtés négatifs de cette évolution, d’avoir le courage et l’intelligence d’aider les plus fragiles. C’est ce qu’écrit Patrick Tort, directeur de l’Institut Charles-Darwin International : "L’avantage sélectif qui a décidé en dernier ressort de la suprématie de l’espèce humaine réside dans le mode de vie communautaire, dans l’intelligence qui le permet et qu’il favorise en retour, et dans les conduites et sentiments (aide mutuelle, sympathie) avec lesquels il se construit."
C’est aussi ce qu’avait découvert il y a un siècle en Sibérie Pierre Kropotkine, un prince russe au destin romanesque que vous évoquez…
Oui, passionné de géographie, il était allé voir en Sibérie si cette théorie de la solidarité s’appliquait dans le monde animal. Et il avait remarqué que presque toutes les espèces animales avaient un réflexe d’entraide. Ce goût pour l’entraide ne s’exprimait pas pour des raisons morales, mais simplement parce qu’il permettait à un groupe d’être plus résistant, de davantage survivre qu’un groupe voisin se livrant à la compétition, à la guerre de tous contre tous. Son ouvrage L’Entraide, un facteur de l’évolution, écrit il y a un siècle, est redécouvert aujourd’hui.
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On n’éprouve plus la valeur d’une société humaine ou d’une situation, on la mesure, on l’étalonne. Comme je l’écris, l’arithmétique règne sur notre vie sociale et politique. Taux de chômage, valeurs boursières, sondages, courbes de vie, résultats d’exploitation, points d’audimat : notre sociabilité se résume à des nombres alignés. Oui, nous sommes englués dans le quantitatif, comme des oiseaux de mer dans le mazout. On préfère compter au lieu de réfléchir, de penser.
Les chiffres sont un mode d’accès au réel, mais ils le simplifient et le troublent parfois, car on peut leur faire dire ce que l’on veut. Il est donc vrai qu’un projet politique ne peut négliger le quantitatif, mais il ne peut s’y réduire. Un projet politique, c’est d’abord une vision, un dessein. Faute de cela, la raison calculatrice aboutit à une défaite de la pensée. On mesurera ainsi l’état d’une société aux résultats chiffrés de la police, le moral d’une population à l’intensité de ses achats… On demandera du rentable et du rapide, de l’utilitarisme à courte vue. Et cela pas seulement en économie, mais dans toutes les activités humaines. Même en amour, avec les réseaux sociaux et les applications de rencontre, "nous sommes devenus des machines évaluatives", écrit la sociologue israélienne Eva Illouz.
Vous citez un de vos maîtres, le philosophe Cornelius Castoriadis, qui évoquait une montée de l’insignifiance du discours médiatique et politique. Est-ce vraiment le cas ? Et si oui, à qui la faute ? Aux chiffres ?
Oui, c’est le cas, car cette hégémonie du quantitatif est une marque d’insignifiance, disait Castoriadis. Profondément, je crois que la montée de l’insignifiance du discours médiatique et politique vient du fait que nous ne croyons plus à l’avenir. Nous ne sommes plus convaincus - comme l’étaient les dernières générations - que demain est une promesse, qu’il y a un projet commun à construire, que nos enfants vivront mieux que nous. Et cela, y compris du point de vue civique, car la société ne présente plus une cohésion construite autour des grandes institutions que sont les syndicats, les associations, l’Église, l’école… Sans ces institutions, la société est affaiblie, car nous sommes de plus en plus isolés, de plus en plus libres, mais de plus en plus seuls. Nous constatons une dislocation des institutions qui nous tenaient ensemble. Et tout conspire à cela : la vitesse, les réseaux sociaux, la consommation effrénée…
Cela explique l’indifférence et le cynisme qui tend à devenir universel, écrivez-vous. Mais, dans le même temps, vous vous réjouissez que de jeunes générations se lèvent pour le climat. L’horizon est-il vraiment habité par cette indifférence ?
Il n’y a en effet jamais d’impasse, et ces jeunes qui se lèvent en sont un bel exemple. Castoriadis, de nouveau, expliquait qu’une société tient debout par la solidarité, mais aussi par des personnes qui croient en ce qu’elles font. J’ai été pendant 26 ans correspondant de guerre. J’ai connu des tueries épouvantables. Mais ce qui m’a frappé le plus, c’est que, même dans de telles situations, des personnalités avaient le courage et l’intelligence de ne pas désespérer. Jamais. J’ai toujours été très impressionné par ces Somaliens, Asiatiques, Syriens, Libanais qui, dans les pires catastrophes, tenaient debout et encourageaient les autres à faire de même.
Pour vous, la tendresse et la douceur sauveront le monde. Mais quel sens donner à ces mots qui sont très éculés et peuvent sembler naïfs ?
Je consacre un chapitre entier au théologien Maurice Bellet, qui a beaucoup compté dans ma vie. Il tient des paroles justes et vraies, que je cite longuement, sur la tendresse, sa majesté et sa force. Au mot "tendresse", je préfère encore celui de "douceur", qui me semble plus large. Il est difficile de définir la douceur, car elle traduit une attitude faite d’écoute, de bienveillance et d’accueil. Elle offre la possibilité de voir en l’autre ce qui est beau, non pas un ennemi mais un ami qui peut nous sauver. La tendresse et la douceur sont le courage d’accueillir le monde et de le laisser effleurer notre cœur. La tendresse ne force rien, écrivait encore Maurice Bellet, "elle ne se raidit pas par devoir et volonté, elle ne s’impose pas […]. Elle est simplement là, ferme et agissante, bon espace libre où respirer". C’est en cultivant la tendresse et la douceur que les poètes ont accueilli le monde, réinventé le langage, rafraîchi le sens de chaque mot pour nous laisser entendre et voir le monde de manière neuve, et nous permettre de retrouver le goût de l’avenir.