Porté par l’ambiance du Nouvel an, m’est venue l’idée qu’on pourrait faire de 2014 une année de la bienveillance.
L’idée de la bienveillance est dans l’air.
En France, elle est promue par le ministre de l’Education Nationale à propos de la "Refondation de l’école" : une école de la bienveillance. Certains s’en sont gaussé, mais pourquoi ne pas mettre une touche d’humanité dans un système scolaire encore empreint, comme chez nous, et d’ailleurs, un peu partout dans le monde, de lutte pour la vie ?
Et puis, il y a cet article récent écrit par Jacques BERNARDIN, Président du Groupe français d’Education nouvelle, qui met en perspective la bienveillance dans l’éducation, en précisant :
’D’où cette proposition de conjuguer bienveillance et exigence, comme marque de respect. Autrement dit, il s’agit moins d’être « gentil » avec l’enfant que "en toute bienveillance", de :- déranger les routines et d’inquiéter les certitudes ;- s’affranchir du déjà-là, de faire penser plus loin ;- pousser chacun au-delà de lui-même... pour "l’élever", au plein sens du terme.’
Aie ! Vient de paraître une étude de la CGé qui s’intitule Apprendre en maternelle. Dépasser la bienveillance.
Holà ! Pas trop vite ! Je trouve cet "Au delà de la bienveillance" contre productif. Mais laissons-lui sa fonction provocatrice. [1]
Je voudrais surtout m’attacher à ce commentaire de Jacques BERNARDIN :
’Les élèves fragiles ont une faible estime d’eux-mêmes (d’autant plus quand ils n’ont eu que des renvois à leurs erreurs et échecs plus qu’à leurs déplacements et progrès), ils ont intériorisé leur échec (passant du « j’ai eu zéro » au « je suis zéro »... glissement de l’appréciation du résultat au jugement personnel, du cognitif à l’identitaire). Majoritairement de milieux populaires, ces élèves ont souvent intégré le « sens de leur place » dans la société (qu’est-il légitime d’espérer pour des gens comme nous ?), sont victimes d’une auto-limitation des possibles quant à leur avenir.Croire en l’autre, c’est lui signifier que demain n’est pas écrit d’avance, que l’avenir lui appartient... s’il en décide ainsi ; c’est rendre chacun maître de son destin. Pour Henri Wallon, « Un regard qui scrute pour trouver la marque du manque impose à l’enfant un statut péjoré.(...)".
Je vous invite à aller voir d’autres extraits de cet article sur le site du GBEN (http://www.gben.be/spip.php?article282)
Mise en perspective avec les travaux de Richard Wilkinson.
’Le grand changement dans notre compréhension des facteurs de santé chronique dans le monde riche et développé, a été de découvrir qu’il y a un stress chronique important dont les sources sont sociales qui affecte le système immunitaire et le système cardiovasculaire. Que par exemple, la raison pour laquelle la violence devient plus fréquente dans les sociétés plus inégalitaires est due au fait que les gens n’aiment pas qu’on les méprisent.’
(Extraits de la conférence TED de Richard Wilkinson) Voir l’article et le lien vers la vidéo et le texte de la conférence
Voyons cela de plus près. "Selon l’étude de K. Pickett et R. Wilkinson, les résultats sont clairs : sentiment de confiance, état de santé, longévité, obésité, taux de maladies mentales, taux d’incarcération, taux d’homicides, toxicomanie, grossesses précoces, succès ou échecs scolaires, bilan carbone et taux de recyclage des déchets, tous les chiffres vont dans le même sens. Plus qu’à n’importe quel autre indicateur, de richesse, de culture ou de dépense publique, c’est à l’écart variable des revenus que l’on doit attribuer le score de chacun des pays sur l’échelle des performances. Conclusion : le principal facteur de nuisance, pour un pays développé, c’est le creusement des écarts de revenus." [2]
Ce qui a surtout secoué les esprit, c’est que "Les bénéfices d’une égalité accrue se répartissent dans toute la société, et améliorent la santé de tout le monde, pas seulement celle du bas de l’échelle. En d’autres termes, quels que soient les niveaux de revenus, on vit d’autant mieux que le pays est égalitaire. Ce n’est pas seulement vrai pour les pauvres, mais pour les autres aussi", écrivent-ils. Reste que l’on se demande pourquoi. Pour avancer une théorie, K. Pickett et R. Wilkinson sont allés glaner sur les terres de la psychologie et de l’éthologie animale : ils suggèrent que l’inégalité est source de domination, que la domination provoque le stress et que le stress rend malade. Les bonobos (égalitaires) vivent mieux que les chimpanzés (hiérarchiques). La richesse, parce qu’elle sert de jugement de valeur, est déprimante pour les pauvres et stressante pour les riches. C’est simple, mais cela peut convaincre.
La thèse n’est pas passée inaperçue en Angleterre : en plus du succès du livre, un mouvement s’est développé autour des perspectives politiques qu’il appelle.
Lire la suite de l’article de Sciences Humaines) >>
Surprise : le forum social de Davos se montre sensible à cette question
Le Forum de Davos a mis à l’ordre du jour l’analyse des inégalités de revenus et le danger qu’elles représentent pour la stabilité mondiale.
"Quelque chose aurait-il changé à Davos, peu habitué jusqu’ici à se poser de telles questions existentielles ?
"’Cette préoccupation pour les inégalités contraste avec la vision des années 1990-2000 où c’était la question de la pauvreté absolue qui seule semblait mériter l’attention des politiques. Aujourd’hui, on se rend compte que ces inégalités constituent un problème",
confirme le Belge Olivier De Schutter, rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation.
"Pourquoi un tel consensus au sein de la communauté internationale pour lutter contre ces inégalités croissantes ? Olivier De Schutter voit plusieurs explications.
"Des travaux de plus en plus nombreux montrent des effets corrosifs sur les sociétés de ces inégalités. Les sociétés plus inégalitaires ont des maux sociaux qu’elles ont plus de mal à traiter, en termes de violences, de criminalité, de problème de santé, d’absence de liens sociaux. Et des études montrent que ces inégalités ne sont pas seulement mauvaises pour les pauvres mais aussi pour les riches."
Voir l’article ’Le Forum économique mondial se penche sur les inégalités’ (LLB) >>
Bref, il y a un lien entre le stress de la vie en commun et les inégalités dans un pays. "K. Pickett et R. Wilkinson suggèrent que l’inégalité est source de domination, que la domination provoque le stress et que le stress rend malade."
A l’école, cela se joue non seulement par rapport aux inégalités sociales, mais aussi par rapport à la façon dont sont évalués les élèves, donc aux examens et aux notes. Et il convient de lire à ce propos ce que dit Jacques Liesenborgh des enquêtes PISA :
D’abord, une "Précision que (presque) personne ne souligne : les résultats ne portent que sur une petite partie des missions assignées aux écoles. Si on se réfère au texte de la loi, on aurait envie de dire que ces épreuves ne touchent pas à l’essentiel : développer la confiance en soi de tous les enfants, les langages du corps et des arts, l’histoire et les sciences humaines, assurer l’émancipation sociale de tous les élèves, développer l’esprit critique, la pensée autonome, la créativité... Redisons-le : l’approche est très limitée. Instrumentale."
Froideur instrumentale. "On sait que les enfants des villes et pays d’Asie nominés sont soumis à un drill scolaire et extra-scolaire harassant." On est loin de la bienveillance !
"Alarmant ! Car l’essentiel, tant en Flandre qu’en France et en Communauté française, c’est que les écarts se creusent. (...) Un fossé qui confirme, si besoin, à quel point notre marché scolaire est inégalitaire." [["Si on se réfère au texte de la loi, on aurait envie de dire que ces épreuves ne touchent pas à l’essentiel : développer la confiance en soi de tous les enfants, les langages du corps et des arts, l’histoire et les sciences humaines, assurer l’émancipation sociale de tous les élèves, développer l’esprit critique, la pensée autonome, la créativité... On oublie la capacité de travailler en équipe..." écrit Jacques Liesenborgh.
Et la boucle est bouclée : menace socio-évaluative, stress chronique, risques pour la santé et détérioration des relations et de l’ambiance scolaire.
Et dans les parages, il y a Albert Jacquard :
L’école intègre beaucoup trop les concepts qui ont cours dans le système productif. (...) A l’école le concept de rentabilité n’a aucun sens. Il faut forger des concepts spécifiques pour le système éducatif. (...) C’est là un point essentiel qui, entraîne de proche en proche une véritable révolution du fonctionnement de l’école. Les notions de tri, d’élimination, de concours ne devraient plus avoir de sens. )
Lettre adressée aux participants du LIEN (Lien International d’Education Nouvelle) à Malonne - été 2003 (Voir >>
Encore un coup d’oeil sur l’école
On peut voir aussi du côté des matières sélectives, par exemple l’enseignement des Math. et comprendre pourquoi les élèves n’aiment pas les Math.
A partir du moment où une discipline sert à sélectionner (...), automatiquement, il y a une régulation sociale. Ce n’est pas la discipline en elle-même qui oriente ou sélectionne. Ce sont les maths telles qu’elles sont exigées à l’école. Et les Mathématiques alors n’ont pas à être enseignées avec bienveillance, puisqu’elles ont une fonction sociale (cachée) de sélectionner. Voir l’article ’Pour apprendre les maths autrement ’>>
Pour les langues, c’était et c’est toujours un processus de dévalorisation.
"Les langues sont menacées (...) aussi par des forces internes comme l’attitude négative d’une population à l’égard de sa propre langue", analyse l’Unesco. "Les migrations accrues et l’urbanisation rapide s’accompagnent souvent de la perte des modes de vie traditionnels et d’une forte pression en faveur de l’utilisation d’une langue dominante qui est nécessaire - ou perçue comme telle - à une vraie participation totale à la vie civique et au progrès économique’.
Voir ’Une langue qui meurt, un savoir qui disparaît’ >>
Et voir aussi l’article ’Langues régionales’ >>. Le linguiste Michel Francard écrit :
Les instituteurs sont venus dire aux parents - et ils l’ont dit en wallon : ’vous allez désormais vous taire en wallon parce que vous influencez vos enfants, et vous taire en français parce que vous n’êtes pas capables de bien le parler. Il y a eu, au lendemain de la Grande Guerre, ce que j’appelle une génération du mutisme : toutes les langues étaient tues. Ce qui a laissé des traces dans l’inconscient collectif..
Trois générations ont suffi à mettre en danger la pérennité de ces langues. "Il fut un temps où l’école chargeait le wallon de tous les péchés : c’était une langue de paysan, d’ouvrier, voire grossière, déclassante pour une femme." "Dans les années 20, l’école considérait les langues régionales comme un frein à l’apprentissage du français."
"Quoi qu’on choisisse, une société se construit grâce aux langues qu’elle décide de faire vivre." (Le linguiste Michel Francard - Lire l’article >>
Et enfin "La question du décrochage scolaire et de l’absentéisme à l’école" :
’l’exemple du Lycée Henriette Dachsbeck, qui a développé un projet autour du bien-être parce qu’on sait que la plupart du temps, quand les jeunes décrochent, c’est lié au chamboulement hormonal qu’ils connaissent. Ce changement entraîne des difficultés scolaires de nature à diminuer l’estime de soi et cela peut conduire au décrochage.’
Voir l’article >>
On a donc un mix multifactoriel, une boucle systémique, avec influences réciproques, qui associe des facteurs physiologiques (une influence de l’inégalité sociale sur la santé et le stress, un chamboulement hormonal) avec des facteurs psycho-pédagogiques (l’intériorisation d’une dévalorisation de soi, doublé d’un effet dévastateur de la notation dévalorisante (passage du « j’ai eu zéro » au « je suis zéro »), sociologiques (confrontation avec les écarts de statut au sein d’une classe, l’intimidation à l’école...), le tout dominé ("couronné" pourrait-on dire) par les systèmes économiques et financiers, ’le creusement des écarts de revenus’, le mode de vie, et en finale, si la violence devient plus fréquente dans les sociétés plus inégalitaires c’est parce que les gens n’aiment pas qu’on les méprise.’ (conférence TED de Richard Wilkinson).
Ce n’est pas seulement vrai dans les classes.
Et si, au delà de l’école, on se mettait à penser ’bienveillance’ dans nos relations, nos commentaires et nos gestes politiques, sociaux, économiques ?
Bienveillance à l’égard de tous nos semblables humains, certes. Et qui, plus largement, pourrait s’adresser aussi à la nature, à la planète, aux animaux, aux plantes, à la terre, aux paysages...
Et aussi à nous-même : qu’il est difficile parfois d’exercer la bienveillance à l’égard de soi-même, à son corps, comme à son âme et à son esprit !
Je vous disais que l’idée est dans l’air.
Il y a le dernier livre de Matthieu Ricard, dont je vous parle dans un article de ce mois de janvier : "Matthieu Ricard plaide pour l’altruisme et la force de la bienveillance" à propos de son dernier livre ’’Plaidoyer pour l’altruisme’.
"la vie de tous les jours est tissée d’actes de bienveillance..."
Mais je trouve que l’occasion est belle pour aller plus loin, dans le domaine de l’emploi, de l’entreprise, de l’innovation, de l’économie bleue (Invitation dans un autre article : ’au delà de l’école’)
Mais avant ça, pour conclure, je laisse la parole à Ariane Mnouchkine dans ses "Voeux d’épopée" :
Ouvrons des laboratoires, ou rejoignons ceux, innombrables déjà, où, à tant de questions et de problèmes, des femmes et des hommes trouvent des réponses, imaginent et proposent des solutions qui ne demandent qu’à être expérimentées et mises en pratique, avec audace et prudence, avec confiance et exigence.Ajoutons partout, à celles qui existent déjà, des petites zones libres.Oui, de ces petits exemples courageux qui incitent au courage créatif.