Cette petite machine à se multiplier est évidemment dépourvue de conscience, de sentiments et de préméditation. Pourquoi alors, demandera-t-on, ses brusques changements de comportements ? Pourquoi avoir « sauté » de l’animal sauvage auquel il était adapté à l’humain ? Pourquoi cette expansion explosive en une seule année ? Et ces mutants plus contagieux ou plus résistants aux vaccins ?
Toutes ces transformations sont en réalité le jeu normal de l’évolution des organismes, évolution accélérée dans le cas d’un microbe, au cycle de vie très court et à la population innombrable. Car ce virus n’est rien d’autre qu’un organisme, une sorte d’espèce invasive, qui prend pied dans un nouvel environnement complexe — le corps humain. Et comme pour tout être vivant, sans exception, le succès biologique pour un virus consiste à maximiser sa reproduction et à occuper tout son environnement – car c’est ainsi que les êtres vivants minimisent le risque d’extinction face aux prédateurs et aux catastrophes qui les menacent toujours.
Pour maximiser cette reproduction, le virus s’adapte constamment à son environnement, améliorant sans cesse sa biologie. Il le fait sans intentionnalité : son adaptation est le produit de mutations aléatoires, d’erreurs de copie lorsqu’il se reproduit. Dès son entrée dans une cellule, le Sars-CoV2 fait en effet un millier de copies de lui-même en moins de dix heures, rappelle l’évolutionniste Franck Courchamp dans un article passionnant et plein de verve, puis ces nouveaux virus sortent de la cellule et vont propager l’infection plus loin. Certaines de ces copies, inévitablement, comportent de petites erreurs ; et l’immense majorité des mutants disparaissent car les virus « ordinaires » leur sont supérieurs. Mais de temps à autre, une mutation crée un virus mieux adapté — par exemple qui entre plus facilement dans les cellules, ou qui échappe mieux au système immunitaire humain. C’est alors lui qui élimine ses rivaux, et le nouveau virus « amélioré » devient la norme. Vu de l’extérieur, le virus semble avoir manœuvré à son avantage, et il est tentant de décrire les choses ainsi. En réalité, l’évolution a tout simplement fait son travail.
Si ce virus nous a « sauté dessus », c’est que nos comportements lui en ont fourni l’occasion
On comprend immédiatement l’avantage biologique qu’il y a pour un virus à acquérir la capacité d’infecter des humains, s’il vient par exemple d’une obscure espèce de chauve-souris localisée dans les forêts d’une lointaine région chinoise. « Rentrer » dans l’humanité, faire de celle-ci son « environnement, son écosystème et sa ressource », comme l’écrit Franck Courchamp, c’est s’ouvrir un immense territoire biologique à coloniser, un territoire constitué de milliards d’individus répandus aux quatre coins de la planète et dans tous les milieux !
Il n’en reste pas moins que si ce virus nous a « sauté dessus », c’est que nos comportements lui en ont fourni l’occasion, notamment notre incessante conquête de nouveaux milieux naturels. L’humanité s’était du reste longtemps tenue à distance des forêts tropicales précisément à cause des nombreuses maladies qu’on y contractait. Samuel Alizon souligne : « On voit rarement ces sauts d’espèces car ils ont une probabilité assez forte de s’éteindre sans causer d’épidémie. Mais si on multiplie les contacts entre les humains et la faune sauvage, ou entre les animaux d’élevage (constamment manipulés par les humains) et cette faune, on augmente le nombre de contacts entre des virus mutés et des humains. » Et donc la probabilité du passage à l’humain d’un virus animal.
L’extraordinaire vitesse de propagation du Sars-CoV, qui a conquis les cinq continents en quelques semaines, s’explique quant à elle davantage par les propriétés de l’habitat du virus, à savoir l’humanité, que par les caractéristiques du virus lui-même. Certes, celui-ci est transmissible par les gouttelettes et les aérosols, un mode de propagation très efficace. Mais c’est surtout l’extraordinaire accroissement des transports à la fois intercontinentaux et domestiques (il y a eu 4,4 milliards de passagers aériens en 2019), ainsi que l’urbanisation, énorme multiplicateur des contacts interhumains, qui ont permis la conquête du monde par le virus. Et qui fait que même les territoires qui semblent parvenir à s’en débarrasser, comme ce fut le cas de la Chine ou de la Nouvelle-Zélande, sont régulièrement l’objet de flambées importées.
C’est surtout l’extraordinaire accroissement des transports ainsi que l’urbanisation qui ont permis la conquête du monde par le virus.
La multiplication des variants, elle aussi, s’explique par des règles écologiques de base. Dans une population d’hôtes restreinte, par exemple les chauves-souris, ou une petite communauté d’humains, les mutations sont rares. Mais le Sars-CoV2 infecte désormais environ cent millions d’humains. Dès lors, le nombre de mutations augmente de façon exponentielle, et des variants mieux adaptés apparaissent. Dans un entretien, le bioinformaticien sud-africain Tulio de Oliveira soulignait que le point commun entre Londres, Le Cap et Manaus — où sont apparus les trois variants les plus préoccupants — est qu’elles sont des villes « profondément touchées par la première vague de l’infection ». Tandis que l’on voit bien qu’il n’y a pas eu de variants vietnamiens ou coréens — les pays qui ont bien géré l’épidémie.
L’apparition de mutants plus transmissibles (variant britannique) ou de mutants capables de réinfecter des humains déjà tombés malades (variant sud-africain ou brésilien) est parfaitement conforme à la théorie de l’évolution. Tout virus qui acquiert la capacité de se transmettre plus rapidement, dans la compétition qui l’oppose aux virus « ordinaires » pour coloniser les corps des humains, a une longueur d’avance, grâce à laquelle il finit par s’imposer. Le Sars-CoV2 l’a fait comme prévu, même si c’est « avec une efficacité stupéfiante » pour Christian Drosten, le principal spécialiste allemand des coronavirus.
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