Lecture en 4 min.
La Croix : Le festival Philosophia, qui se veut ouvert au plus grand nombre, a choisi le thème de la vérité pour sa 12e édition, est-ce pour vous significatif ?
Jean-Marc Ferry : Bien sûr, la vérité c’est la question philosophique. Il y en a d’autres, comme la liberté, mais la vérité est, à mon avis, au-dessus de toutes.
Pourquoi ? Parce que la référence à la vérité est présupposée à toute affirmation, à toute expression même. Sans l’idée de vérité, les paroles que nous prononçons lorsque nous discutons ne nous engageraient absolument pas. Si on y réfléchit, sans l’idée de vérité, ces paroles ne seraient plus que du bruit.
Quelles difficultés particulières pose aujourd’hui le débat sur la vérité
J.-M. F. : Nous sommes en difficulté avec la question de la vérité. Aujourd’hui, quand on est ouvert, non autoritaire, si l’on fait attention aux autres, etc., on admet une conception pluraliste de la vérité.
On dit volontiers : « À chacun sa vérité », en impliquant qu’il y aurait autant de vérités que de croyances. Or je pense que la vérité n’est pas plurielle. Elle est une. Rien que dire « ma vérité », « ta vérité », c’est, du point de vue philosophique, ne pas faire honneur à la vérité.
Je conçois qu’une idée soit plus ou moins bonne, mais elle ne saurait être plus ou moins vraie : elle est vraie ou fausse, de même qu’une affirmation en général. Ainsi, selon son concept, la vérité est absolue, c’est-à-dire non relative. On n’est pas dans le « plus ou moins ».
À vos yeux, la vérité une est l’horizon de nos discussions ?
J.-M. F. : La vérité n’est pas plurielle, ce sont nos croyances et nos convictions qui le sont. En revanche, chacun, s’il est authentique, prétend à la vérité. Mais on voit bien que dire « je prétends à ma vérité », cela n’a guère de sens… ni de force. On « exprime » sa conviction, mais on « prétend » à la vérité.
La vérité n’est pas plurielle mais elle est polyphonique : on la vise de différentes façons et sous plusieurs points de vue. Dans la discussion, ce qui se confronte, ce ne sont pas les vérités de chacun, mais les convictions de chacun, avec un enjeu de vérité. Cela fait signe vers une éthique de la discussion, où chacun s’écoute, argumente, s’ouvre aux raisons des autres, ainsi que l’entend le philosophe Jürgen Habermas.
Cela permet de laisser de côté une esthétique des postures, et de dépasser même une éthique de la convivialité où, certes, on ne se tape pas dessus, mais où chacun reste avec ses croyances et se garde bien d’interférer dans les convictions d’autrui. Cependant, si nous voulons constituer une vraie communauté de communication, au sens où l’indiquait le regretté philosophe Karl-Otto Apel, cela ne peut être que sous l’idée d’une vérité une.
Comment organiser aujourd’hui le dialogue entre les convictions dans nos sociétés démocratiques ? Comment le réguler ?
J.-M. F. : Deux principes, énoncés par le philosophe Karl Popper, doivent structurer nos échanges : le faillibilisme et le criticisme. J’en ajoute un troisième, le perspectivisme. Reprenons-les.
Le principe faillibiliste consiste à assumer que je peux me tromper. Quand je dis quelque chose, quand j’énonce une conviction, il se peut que j’en sois tout à fait certain, mais par méthode, j’assume pouvoir me tromper. C’est une attitude de principe, un « comme si » pratique : je n’exclus pas d’être détrompé par quelqu’un.
Le faillibilisme se prolonge dans le criticisme. On ne se contente pas d’affirmer des positions, on expose ses raisons et on les soumet à l’épreuve de la critique. Pratiquement, on accepte de s’incliner si on juge que d’autres arguments que les nôtres sont meilleurs.
Quant au perspectivisme, il permet de surmonter l’opposition entre absolutisme et relativisme. C’est l’idée que le sens de nos propos n’est jamais indépendant du point de vue d’où ces propos sont émis.
Si l’on intériorise ces trois principes, cela ouvre des horizons intéressants, d’abord sur la question de la vérité, ensuite sur le rapport entre religion et politique.
Sur ce terrain, vous questionnez la séparation stricte que le libéralisme politique pose entre religion et politique. Vous proposez de mettre fin à « l’excommunication politique » du religieux. Pourquoi ?
J.-M. F. : Le philosophe John Rawls a renvoyé une partie de sa justification du libéralisme politique aux leçons des guerres de religions. Son idée est qu’il faut mettre de côté les différentes visions du monde, pour s’en tenir aux principes de justice. Cela permet de mettre les divergences profondes sous le boisseau.
Rawls considérait que les valeurs et les conceptions du bien doivent rester privées, consacrant la division typique entre raison publique d’un côté et convictions privées de l’autre. Or nous entrons, me semble-t-il, dans une époque où on s’accommode mal d’un clivage interne à l’individu entre une part privée et une part publique. On veut la réconciliation. Une relation plus intime entre croyances privées et raison publique, conviction et responsabilité, valeurs et normes.
Pourquoi vouloir assouplir la partition public-privé telle qu’elle est instituée dans nos sociétés, alors même qu’il nous faut affronter les prétentions de religions politiques et des contestations de la laïcité ? J’ai conscience qu’il existe de réelles menaces, pas seulement à l’extérieur de nos cités, mais aussi dans nos murs. Pourtant la réaction qui consiste à se rigidifier sur les principes de laïcité ne fait que donner raison à l’adversaire.
À cela s’ajoute le fait qu’aujourd’hui surgissent sur la scène politique des questions qui ne touchent pas directement à ce qui est juste, mais plutôt à ce qui est bien (ou mal). PMA, GPA, IVG, adoption d’enfant par des couples homosexuels, fin de vie, manipulations génétiques… nous confrontent à des problèmes métaphysiques. Or la raison publique, formée dans le langage du droit, considère ce qui est juste. Mais elle est passablement démunie face à des questions sociétales touchant au bon ou au bien.
Pour tenter d’y mieux répondre, nous pourrions enrichir nos débats à l’aide des expériences archivées par les grandes religions. C’est le défi d’une démocratie plus ouverte, qui mette en œuvre une véritable éthique de la reconnaissance.