L’interview
En Belgique comme en France, les experts scientifiques bénéficient d’une grande visibilité à l’occasion de cette crise et de sa gestion. Comment qualifiez-vous la place qu’ils tiennent ? Vous surprend-elle ? Ont-ils pris une place plus importante qu’à l’ordinaire ou sont-ils surtout fortement médiatisés ?
Que les médias fassent entendre au grand public les avis d’experts scientifiques et médicaux, c’est une évidence en l’état d’anxiété où la crise sanitaire a plongé une partie de la population. D’une façon générale, ce serait une bonne chose, de la part des grands médias, d’ouvrir largement feuilles et ondes à l’actualité scientifique, pas seulement à l’actualité politique. Les médias ne sont pas seuls en cause. Les scientifiques n’ont pas toujours un rapport simple à la publicité, les rivalités existent, comme en politique. À la rétention habituelle du savoir médical se mêlent des éclats de jalousie, lorsqu’un collègue, estime-t-on, "en fait trop". Le public se sent alors convié à prendre parti dans la controverse…
De quoi leur présence est-elle le signe ? De la vitalité de la démocratie ou d’une crise qu’elle traverserait ?
Tout dépend. La vitalité d’une démocratie se mesure avant tout à la liberté de parole et d’information qu’elle autorise dans ses espaces publics. Sous nos latitudes, une presse "muselante" est plus à craindre qu’une presse muselée. Aucune information importante ne doit être mise sous le boisseau, surtout quand des intérêts diplomatiques, financiers, personnels aussi, sont en jeu. Nous avons besoin de lanceurs d’alerte. La démocratie se porte mal, lorsque, par exemple, des "révélations" aussi lourdes et gênantes que celles du professeur Montagnier, Prix Nobel de médecine (critiqué pour avoir avancé l’hypothèse que le coronavirus venait d’un laboratoire chinois, NdlR), se heurtent à une levée de boucliers corporatiste, tandis que des animateurs télé s’empressent, sans plus d’enquêtes, de crier au "complotisme". Prenons garde à ce que d’aventure l’accusation de "complotisme" ne devienne l’arme d’intimidation massive au service des ennemis de la liberté.
Pour en revenir aux experts, la place qu’ils tiennent est-elle trop importante ? Comment comprendre la complémentarité des rôles entre le pouvoir politique et l’expert ?
Pas plus que l’expertocratie ne doit remplacer la démocratie, il n’est souhaitable de mettre l’opinion publique hors jeu, à l’heure où l’expertise scientifique est requise. Représentons-nous trois pôles d’un "triangle" délibératif : l’expertise scientifique, la décision politique, l’opinion publique. L’opinion publique articule le souhaitable ; l’expertise scientifique énonce le possible ; la décision politique réalise le compromis de raison entre, d’une part, ce qui serait attendu, réclamé ou espéré par les gens et, d’autre part, ce qu’un éventuel consensus entre experts scientifiques estimerait réalisable, ici et maintenant. Au demeurant, ce ne serait qu’un premier tour de piste. Le compromis arrêté par le politique ne clôt pas l’examen. Le but n’est pas d’empêcher la décision, mais de l’informer. Nos voisins allemands ont compris et inscrit dans leur pratique gestionnaire les vertus d’une "éthique de discussion", chère à Jürgen Habermas. [1]
Dans un contexte de crise, mais peut-être aussi pour faire face aux changements climatiques, qui est le plus légitime ? L’expert ou le politique ?
Le politique ! De fait, il s’est montré plus "équilibré", autant que je puisse juger, que l’expert sanitaire au sens large. Certains conseillers-médecins n’avaient qu’une idée en tête : faire baisser la pression sur les services hospitaliers en voie de saturation. Soit ! Mais pour réaliser cet objectif, ils semblaient prêts à toute mesure "utile", techniquement parlant, au risque de perdre de vue - en même temps que leur sang-froid - les impacts économiques, mais aussi politiques et moraux. Les politiques, en revanche, ne peuvent pas se permettre une vision unilatérale. C’est ce que, depuis Max Weber, on nomme "éthique de la responsabilité”.
Les rôles entre pouvoir politique et experts seront-ils durablement redistribués à la suite de cette crise ?
Les politiques ont déjà repris la main, et la supposée "communauté" des experts scientifiques a montré à l’envi sa division interne. Qu’elle soit éminemment faillible ne mérite en soi nul reproche. Mais qu’elle déclenche ses foudres contre ceux qui sortent du rang est plus problématique. On ne pardonnera pas au professeur Raoult d’avoir fait primer l’urgence thérapeutique sur les procédures de la méthodologie droite, ni au professeur Montagnier d’avoir, naguère, critiqué l’obligation vaccinale, et soutenu l’homéopathie via des thèses renvoyées par de chers collègues au charlatanisme d’un "mysticisme quantique". Que l’injure provienne du "haut clergé" de la corporation médicale, cela ne rend pas l’ostracisme moins déplorable.
C’est cela que vous regrettez dans la "communauté scientifique" : un réflexe qui consisterait à jeter le discrédit sur le contradicteur, sans réel débat préalable ?
Derrière ce regrettable, il y a du redoutable : la montée d’un "scientifiquement correct" donnant à craindre pour la liberté de la recherche. Je connais des scientifiques qui doivent faire profil bas, ayant appris qu’il est des choses que l’on a juste le droit de "penser en secret". Pour évoquer encore le cas Montagnier, pourquoi les résultats de ses études auraient-ils mérité d’être tout bonnement ignorés ? - réponse "scientifique" de Philip Ball, ex-rédacteur en chef de la revue Nature : "[…] pour une bonne raison, à savoir qu’ils sont absolument invraisemblables" (sic) ! Si l’invraisemblance devait justifier le rejet de théories, c’est le principal de la physique contemporaine qu’il faudrait récuser, tant du côté de la relativité générale que du côté de la mécanique quantique. Pour revenir à la biologie moléculaire, rappelons que le grand Louis Pasteur avait été si durement contesté par ses collègues qu’il dut donner sa démission de l’École normale supérieure.
Plus globalement, quelle place l’État prend-il dans nos vies à l’occasion de cette pandémie, alors que nous avons été prêts à suivre ses injonctions qui entravaient nos libertés personnelles ?
Nous pouvons librement limiter nos libertés. L’autolimitation individuelle est elle-même le principe d’une liberté commune. Si tous parlent en même temps, il n’y a plus de parole, en conséquence de quoi la liberté de parole n’a plus de sens. Cela vaut pour bien des règles de circulation et de comportement. L’essentiel est que soit inaliénable notre liberté publique, proprement politique, celle qui consiste dans l’autonomie civique, de sorte que nous nous sentions auteurs des lois dont nous sommes les destinataires. Approcher cet idéal dépend d’un fonctionnement libre de nos espaces publics. La liberté de l’information en est la clé. Les gens veulent de la "transparence". Mot à la mode ? Peu importe. Son non-respect ne fait qu’alimenter les soupçons, les méfiances, jusqu’aux thèses dites "conspirationnistes". On a beau jeu de stigmatiser ensuite la paranoïa "populiste". Cette critique mainstream est si facile qu’elle en devient suspecte, autrement dangereuse, à terme, que le tracking, objet de tous les fantasmes.
À la faveur de cette crise, le monde politique est-il en train de reprendre le pouvoir qu’il avait précédemment perdu au profit de la finance et du commerce ? Pourrait-on assister au retour de grandes idéologies ?
Ces dernières années, mes (rares) interventions dans les médias avaient pour objet d’alerter contre une privatisation du politique, singulièrement, au niveau européen, celui de l’Union comme de ses nations. Pour répondre donc à votre question, et en exprimant davantage un souhait qu’une prédiction : Non, pour un retour des grandes idéologies ! Oui, pour un retour au politique !
Par quoi se marque cette privatisation du politique, et comment la déjouer ?
Le phénomène est lié à une globalisation que l’on peut regarder aussi comme un projet de privatisation du monde. Il se marque par une extraordinaire extension de la sphère marchande, son intrusion dans le domaine de biens communs à l’humanité (semences, pharmacopée et autres brevets sur la nature), ainsi que par des transferts de pouvoir - dont celui de création monétaire - et une réversion systématique de valeur à des puissances privées, tandis que les États ne sont guère plus qu’"ordonnateurs" d’un espace néo-mercantile. Dans l’UE, les processus décisionnels se déroulent selon un style soit diplomatique de négociations discrètes (au Conseil), soit technobureaucratique de tractations semi-privées avec les groupes d’intérêt (dans les couloirs de la Commission), alors qu’une citoyenneté européenne effective requiert le style, plus démocratique, de confrontations publiques, ouvertes mais non moins civiles. Un telle privatisation du politique contribue au décrochement du système de gouvernance par rapport aux opinions nationales. On ne la déjoue pas : on la combat. Où ? Dans l’espace public. Comment ? En ce qui me concerne, avec mes conférences, mes écrits (un ouvrage est sous presse) et, pourquoi pas, notre entretien.