LE FILM ET SES INTENTIONS
Vers une ère d’épidémie de pandémies ? Quelles sont les zones à risque où pourrait émerger une maladie contagieuse et totalement inconnue ? C’est la question que l’OMS posait en 2018 à la communauté scientifique, en fournissant une liste de cinq maladies virales apparues récemment, comme Ebola, Zika ou Nipah. À la tête d’une équipe pluridisciplinaire basée en Guyane, le chercheur Rodolphe Gozlan (IRD) a identifié les « facteurs récurrents de ces émergences » : la déforestation, des extrêmes climatiques, ou l’urbanisation. Puis, il a fait « mouliner toutes ces données à l’échelle mondiale ». Deux « zones à risque » se sont clairement dessinées : la région de Wuhan en Chine, et le sud de l’Ouganda. L’étude a été bouclée en septembre 2019, deux mois avant le premier cas de COVID 19 détecté à… Wuhan.
Ce n’est pas de la divination, mais de la science ! Cette science porte un nom : l’écologie de la santé, qui fait converger des disciplines, comme la parasitologie, la virologie, la médecine humaine et animale, ou l’anthropologie, dans le but de comprendre l’émergence de nouvelles maladies infectieuses. Et pour cause : depuis une trentaine d’années, leur nombre a explosé. Alors que l’OMS en comptait une tous les quinze ans jusqu’en 1970, le rythme se situe aujourd’hui entre une et cinq émergences par an. À 70 %, il s’agit de zoonoses, c’est-àdire des maladies présentes chez les animaux avant de se transmettre et de se développer chez les humains.
Quels sont les mécanismes à l’œuvre ?
C’est à cette question que « La fabrique des pandémies » répond, en donnant la parole à une douzaine de scientifiques, qui nous mettent en garde : si nous continuons de détruire les écosystèmes, nous connaîtrons « une ère d’épidémie de pandémies », pour reprendre les mots du parasitologue Serge Morand (CNRS), l’un des pionniers français de l’écologie de la santé.
Le boomerang animal
Le cocktail qui favorise les émergences de maladies infectieuses est bien identifié et documenté. Pratiquée à large échelle dans les pays du Sud, la déforestation vise à implanter des monocultures d’exportation : soja qui nourrira les élevages industriels européens ou palmiers à huile destinés à remplir les réservoirs de nos voitures. À l’heure de la globalisation des échanges, il faut développer le réseau routier, étendre les retenues d’eau et les exploitations minières, accélérer l’urbanisation, partout grignoter et fragmenter les forêts et espaces naturels pour favoriser la mobilité de milliards d’humains, d’animaux et de marchandises tout autour de la planète. Autant d’activités qui entravent ou détruisent la vie des écosystèmes, ce qui pousse les agents pathogènes hébergés depuis la nuit des temps par des rongeurs, chauve-souris ou primates, à « sortir du bois » et infecter les populations humaines. « Ce ne sont pas les animaux qui sont responsables, mais nous », explique le primatologue et écologue de la santé Thomas Gillespie (Université Emory).
L’EFFET DILUTION, ANTIDOTE DES ZOONOSES
Si la destruction des milieux naturels est dangereuse pour notre santé, au contraire la biodiversité contribue à la protéger, grâce à un mécanisme qu’ont mis au jour Richard Ostfeld et Felicia Keesing : « l’effet dilution ». Ce couple de chercheurs américains travaille depuis trente ans sur la maladie de Lyme. Ils ont identifié qu’aux États-Unis, la souris à pattes blanches est le réservoir de la bactérie qui infecte les tiques, puis les humains. Or, quand on fragmente une forêt, par la réduction de leur espace vital on en chasse les renards et autres prédateurs. De même, certaines familles de rongeurs, dits « spécialistes » car ils sont liés à des niches écologiques précises, sont voués à disparaître. La place est libre, pour le plus grand bonheur des souris à pattes blanches, qui se mettent à proliférer. Quand la biodiversité animale est riche, le risque qu’une tique soit infectée lors d’un repas sanguin est dilué. En revanche, quand on casse l’équilibre naturel entre les espèces, ce risque augmente. « Les maladies infectieuses apparaissent là où la biodiversité décline », résume Felicia Keesing.
Une seule santé pour tous
Pour prévenir les catastrophes annoncées, les scientifiques proposent de développer un nouveau paradigme, baptisé « One Health » - « Une seule santé », ou « une santé pour tous ». Soutenue par l’ONU, cette approche vise à sortir de la logique des « silos », en décloisonnant les disciplines pour mieux saisir les liens qui unissent la santé humaine, la santé animale et la santé des écosystèmes. Autrement dit : une démarche globale de santé, qui unit sur le terrain les efforts des vétérinaires, des médecins, ou des biologistes, mais aussi des communautés locales, en s’appuyant sur les savoirs traditionnels (comme le montre le film chez les Maasaïs au Kenya).
Complémentaire de One Health, le concept de Planetary Health - La santé planétaire - intègre aussi le dérèglement climatique, la production durable d’aliments, ou la réduction de la pauvreté. Il concerne toutes les activités humaines, systématiquement examinées sous le prisme de leur impact sur les écosystèmes et la santé globale, comme le film le montre à Madagascar. « Tout est lié », explique le vétérinaire Jakob Zinsstag, « pour éviter les prochaines pandémies, il faut reconnecter la santé des écosystèmes, des animaux - sauvages et domestiques - et des humains ».
SUR LA PISTE : LA COMEDIENNE ET LA JOURNALISTE
Il faut s’en convaincre : « si les animaux disparaissent, nous disparaissons aussi » (Rodolphe Gozlan).
La protection de la biodiversité n’est pas un geste de bonté, de douceur ou d’esthétisme : c’est une question de survie, qui doit être placée dans l’opinion au même niveau d’urgence que la réduction des émissions de GES. Consciente de cet enjeu, Juliette Binoche nous prête bénévolement sa notoriété, son talent et - sur un sujet aussi grave - un peu de légèreté. Parce qu’elle veut comprendre et faire comprendre pourquoi et comment nous en sommes arrivés là, elle joue le rôle de passeuse entre les scientifiques et le public.
Dans ses pas nous partons à la rencontre des chercheurs et des populations, sur quelques-uns· des territoires les plus riches de cette précieuse biodiversité : l’Amazonie en Guyane, Madagascar, la forêt équatoriale du Gabon, les régions tropicales comme la Thaïlande ou le Mexique, mais aussi les États Unis, où prolifère la maladie de Lyme. Avec Juliette, nous nous initions au vocabulaire de l’écologie de la santé : « réservoirs du virus » pour parler des chauve-souris et des rongeurs, « hôtes intermédiaires » comme la civette ou le cochon. À mesure qu’elle apprend, elle embarque le spectateur dans le monde de la biologie et de l’écologie, jusqu’à s’émerveiller des capacités singulières de la tique ou du moustique. Où l’on comprend qu’« abattre un arbre en forêt peut provoquer une maladie à l’autre bout du monde », selon les mots de Rodolphe Gozlan.