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Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

"Le jour où est né le désespoir arabe" - Amin Maalouf
Article mis en ligne le 26 juin 2019
dernière modification le 29 juin 2019

"C’est à partir de ma terre natale que les ténèbres ont commencé à se répandre dans le monde”, écrit Amin Maalouf.
Il évoque "les secousses sismiques du monde arabo-musulman, dont les répliques ont affecté, de proche en proche, la planète entière."

Son dernier livre, "Le naufrage des civilisations", essai, Paris, Grasset 2019, est particulièrement alarmant. "Il émet l’hypothèse d’un “grand retournement” qui aurait métamorphosé toutes les sociétés humaines, et dont nous serions à présent les héritiers hagards". Sans beaucoup d’espoir, c’est dommage, je trouve. Mais son but est de provoquer un sursaut.

J’ai trouvé particulièrement éclairant les deux chapitres où il évoque la ou les sources de la grande auto-dévalorisation qui a contaminé le monde arabo-musulman contemporain. Explication pour moi lumineuse pour comprendre les folies quasi suicidaires des djihadistes partout dans le monde.

Voici quelques extraits des chapitres 4 et 5.

On appréciera la clarté du langage d’Amin Maalouf et sa pertinence, puisqu’il parle d’un monde qui est le sien, l’Egypte par sa mère et le Liban par son père.

Je vous ferai part aussi, dans un autre article, d’un passage du livre aussi surprenant qu’éclairant sur le destin de l’Islam d’aujourd’hui.

Depuis des années, je contemple le monde arabe avec angoisse, en m’efforçant de comprendre comment il a pu se détériorer de la sorte. Les opinions que l’on entend à ce sujet sont innombrables, et contradictoires. Les unes incriminent surtout le radicalisme violent, le jihadisme aveugle, et plus généralement les rapports ambigus, dans l’islam, entre religion et politique ; quand d’autres accusent plutôt le colonialisme, l’avidité et l’insensibilité de l’Occident, l’hégémonisme des États-Unis, ou l’occupation, par Israël, des territoires palestiniens. Si tous ces facteurs ont certainement joué un rôle, aucun n’explique à lui seul la dérive à laquelle nous assistons.

Il y a néanmoins, à mes yeux, un événement qui se détache de tout le reste, et qui marque un tournant décisif dans l’histoire de cette région du monde, et au-delà ; un affrontement militaire qui s’est déroulé sur une période incroyablement brève, et dont les répercussions vont pourtant se révéler durables : la guerre israélo-arabe de juin 1967.

Au matin du 5 juin 1967, les flottes aériennes de l’Égypte, de la Syrie et de la Jordanie furent pratiquement anéanties ; puis leurs armées de terre durent battre en retraite, cédant aux forces israéliennes des territoires importants : la vieille ville de Jérusalem, la Cisjordanie, les hauteurs du Golan, la bande de Gaza et la presqu’île du Sinaï.

Amin Maalouf compare cette défaite arabe à la débâcle de la France en juin 1940. Le sentiment qu’avait eu alors la nation d’avoir été assommée, humiliée, violée, n’avait été effacé qu’à la Libération, quatre ans plus tard.

Et c’est là, justement, la grande différence entre 1967 et deux épisodes de la Seconde Guerre mondiale, Pearl Harbor le 7 décembre 1941 et la débâcle française de juin 1940. Contrairement aux Américains et aux Français, les Arabes sont restés sur cette défaite, et ils n’ont jamais retrouvé leur confiance en eux-mêmes.

Au moment où j’écris ces lignes, plus d’un demi-siècle s’est déjà écoulé, et les choses ne se sont pas améliorées. On pourrait même dire qu’elles ne cessent de s’aggraver.

Plutôt que de guérir et de cicatriser, les blessures se sont infectées, et c’est le monde entier qui en pâtit.

Le grand vaincu de cette guerre fut Nasser. Jusque-là, il jouissait d’une popularité immense dans le monde arabe comme dans l’ensemble du monde musulman, au point que ses adversaires, et en particulier les mouvements islamistes, osaient rarement s’en prendre ouvertement à lui.

J’avais dix-huit ans lorsque la guerre a éclaté. [1] Depuis plusieurs semaines, chacun savait qu’elle était imminente, et l’on spéculait abondamment sur son issue probable. Les plus enthousiastes, dans le monde arabe, étaient persuadés que les forces égyptiennes, puissamment équipées par les Soviétiques, ne feraient qu’une bouchée de l’armée d’Israël ; à l’appui de leurs prédictions, ils citaient des déclarations angoissées en provenance de l’État juif, affirmant que celui-ci était en danger de mort. Les plus réalistes croyaient à un conflit long et pénible, où les Arabes finiraient sans doute par avoir le dessus, ne serait-ce que par la vertu du nombre.

Personne, en tout cas, hormis une poignée d’officiers de l’état-major israélien, n’avait imaginé le scénario qui allait effectivement se dérouler : une attaque aérienne massive et fulgurante qui, en quelques heures, détruirait au sol les armées de l’air égyptienne, syrienne et jordanienne, rendant impossible une contre-offensive arabe ; puis, le lendemain, une décision absurde du commandement égyptien, qui ordonna aux troupes terrestres de se retirer du Sinaï, accélérant la débâcle.

En moins d’une semaine, les combats cessèrent. Les Israéliens et les Occidentaux nommeront aussitôt ce conflit « la guerre des Six Jours » - une appellation que les Arabes ont toujours trouvée insultante ; ils préféreront parler de « la guerre de Juin », ou de « Soixante-sept », ou encore de la« Naksa », un terme employé par Nasser lui-même, au lendemain de la défaite, pour minimiser l’importance de ce qui venait de se passer ; le mot signifie << revers », ou « échec provisoire » ; on l’emploie, d’ ordinaire, à propos d’un accident de santé dont on estime que le malade finira par se rétablir.

Ledit « malade » ne s’est plus rétabli. Les Arabes n’ont jamais pu prendre leur revanche, jamais pu dépasser le traumatisme de la défaite ; et Nasser n’a jamais plus retrouvé sa stature internationale. II allait mourir, trois ans plus tard, à cinquante-deux ans. (...)

Ce qui devait se révéler bien plus significatif encore, c’est que le nationalisme arabe, qui avait été jusque-là l’idéologie dominante dans cette région du globe, venait de perdre, du jour au lendemain, toute sa crédibilité.

À terme, le vrai bénéficiaire de la défaite du raïs sera l’islamisme politique. C’est lui qui prendra la place du nationalisme en tant qu’idéologie dominante. Il rernplaca le nassérisme et ses avatars comme porte-drapeau des aspirations patriotiques, et supplantera les mouvements d’inspiration marxiste comme porte-parole des opprimés.

*

Il est certain que la frustration des Arabes remonte loin, très loin, à plusieurs générations, et même à des siècles. Néanmoins, si l’on souhaite raconter la genèse du désespoir suicidaire et meurtrier d’aujourd’hui, la date importante est 1967. Jusque-là, les Arabes étaient en colère, mais ils espéraient encore. En Nasser, notamment. C’est après cette date qu’ils ont cessé d’espérer.

]e serais presque tenté d’écrire noir sur blanc : c’est le lundi 5 juin 1967 qu’est né le désespoir arabe.

"Quand les gens finiront par savoir ce qui s’est réellement passé, ils seront fous de rage, et ils voudront tout casser."

De fait, des émeutes éclatèrent dès le lendemain à Beyrouth, à Tripoli, comme dans plusieurs autres villes de la région. On s’attaqua à tout ce qui était perçu comme ennemi de Nasser et de la nation arabe - les compagnies anglaises, les missions américaines et aussi les communautés juives, même celles qui n’avaient jamais été prises auparavant pour cible, comme à Tunis.

Le vendredi, le raïs prononça à la radio un discours solennel et poignant, où il reconnut sa défaite et annonça qu’il démissionnait. Aussitôt, des millions de personnes descendirent dans la rue, en Égypte, au Liban et ailleurs, pour lui demander de rester aux commandes. Le lendemain, samedi, il revint sur sa décision.

J’étais dévasté par sa démission comme je l’ai rarement été dans ma vie. Jamais il n’avait été pour moi une figure paternelle, mais à présent je me sentais orphelin. J’avais l’impression d’être au milieu d’un torrent, et il était la seule branche à laquelle s’accrocher. J’imagine que c’est ainsi que les peuples vivent leurs heures de désarroi.

Ainsi fut, pour moi comme pour l’ensemble des Arabes, la débâcle de juin 1967.


Les Arabes avaient donc perdu la guerre, et Israël l’avait gagnée. Néanmoins, avec le recul, on peut se demander si ce conflit trop bref n’a pas été finalement un désastre pour tous les belligérants. Pas de la même manière, bien sûr, ni au même moment, ni avec la même intensité ; mais, chez les uns comme chez les autres, quelque chose d’essentiel s’est abîmé, qui paraît aujourd’hui irréparable.

S’agissant des perdants, on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’ils surmontent, du jour au lendemain, une telle débâcle. Il leur fallait du temps pour en prendre conscience, pour la disséquer, et pour la digérer. De fait, il y eut, au lendemain de Soixante-sept et pendant quelques années, un foisonnement intellectuel et culturel sans précédent, dont Beyrouth était le foyer, et dont les contributeurs venaient de tout le monde arabe. Je le suivais, pour ma part, avec assiduité, et avec attente. Dans les journaux, dans les cercles de discussion, à l’université, et aussi au théâtre.

Il y avait alors dans tout le monde arabe, et particulièrement dans ma ville natale, une aspiration réelle à comprendre de quoi souffraient nos sociétés, et à chercher des remèdes.

À l’époque, on n’entendait pas souvent encore que la solution était dans la religion, on nourrissait d’autres illusions : que la solution était « au bout du fusil », qu’elle se trouvait forcément dans le marxisme-léninisme, ou dans une version marxisée du nassérisme ... Tous ces prétendus remèdes, inspirés de Mao, du Che, ou des révoltes étudiantes, allaient conduire à des déceptions, à des tragédies, à des égarements successifs. À des impasses.

De sorte que, un demi-siècle après 67, les peuples arabes demeurent « sonnés », chancelants, incapables de surmonter le traumatisme de la défaite. Laquelle continue à peser sur leurs poitrines, comme une pierre tombale, et à embrumer leurs esprits. Ils ont renoncé au panarabisme, mais ils méprisent toujours les frontières existantes, et ils détestent leurs dirigeants. Ils ont cessé d’attendre la prochaine guerre contre Israël, mais ils ne souhaitent pas la paix non plus.

Plus grave, peut-être : ils se sont persuadés que le reste du monde était ligué contre eux, qu’il ne les comprenait pas, ne les écoutait pas, ne les respectait pas, qu’il se réjouissait de les voir humiliés et qu’il ne fallait même pas essayer de lui faire changer d’attitude. Et c’est là, sans doute, le symptôme le plus préoccupant. Car ce qu’il y a de pire pour un perdant, ce n’est pas la défaite elle-même, c’est d’en concevoir le syndrome de l’éternel perdant. On finit par détester l’humanité entière et par se démolir soi-même.

C’est précisément ce qui arrive de nos jours à la nation de mes ancêtres.

Pour quelle raison les Arabes n’arrivent-ils pas à surmonter leur défaite ? Je puis témoigner que beaucoup d’entre eux se le demandent constamment, toujours avec angoisse, et souvent avec de l’ autodérision afin d’atténuer leur souffrance.

(Je vous invite à lire l’ensemble de ces chapitre 4 et 5, et d’ailleurs tout le livre, pourquoi pas ?)
https://www.grasset.fr/le-naufrage-des-civilisations-9782246852179
Le site de l’éditeur offre la possibilité de lire un extrait du livre, l’introduction.

Voir aussi un autre extrait du livre d’Amin Maalouf ICI >