En débat :
• Se défendant de toute volonté d’interdire, Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman (CFCM), il avait ensuite précisé que la « manière de faire et [l’]encadrement qui existe » devaient aussi « tenir compte du contexte dans lequel ce droit s’exerce ».
« Les musulmans de France », exhorte-t-il, « doivent faire confiance au sens de responsabilité des enseignants et des institutions éducatives. Face aux élèves, ils sauront trouver les mots et les gestes appropriés ». [1]
• « Cette question demande une grande délicatesse » écrit François Saint-Bonnet, Professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
François Saint-Bonnet, Professeur de droit à l’Université Panthéon-Assas (Paris II)
Journal La Croix, le 28/10/2020
« L’idée de montrer les caricatures de Mahomet à des élèves part d’un beau projet, qui est celui de faire progresser la tolérance. Parce que j’enseigne le droit des libertés, je ne peux que m’enthousiasmer d’un tel objectif. Cependant, il me semble que cela n’empêche pas la délicatesse et je vois une forme de contradiction dans le fait d’exiger d’une manière abrupte de quelqu’un qu’il se montre tolérant.
La tolérance est en effet une valeur, mais surtout une expérience. Elle est le fruit d’une rencontre qui, surtout quand elle n’est pas choisie, doit être progressive. On n’aborde pas de but en blanc les sujets qui nous séparent les uns et les autres : Dieu, la morale, la politique, l’intime, etc. Il n’est en effet pas simple d’admettre le point de vue de l’autre, car cela implique d’interroger, voire de fragiliser sa propre conviction. La tolérance n’est possible qu’à un stade avancé, celui d’une confiance éprouvée.
Ensuite, les caricatures proprement dites nécessitent un double effort : accepter l’altérité, c’est-à-dire que certains rient de quelque chose dont soi-même on ne rit pas, mais aussi entrer dans le second degré. Or la satire, la caricature ne sont pas faciles à partager. En droit de la presse, l’exception d’humour – ce qui fait qu’un propos n’est pas jugé injurieux – s’exerce dans des conditions strictes : il doit n’y avoir aucun doute sur son caractère ironique ou caricatural.
Il faut que l’auteur, comme le récepteur, soient d’accord sur le fait qu’on est dans un tel registre. Or un professeur n’est pas un humoriste. Le bénéfice pédagogique de l’utilisation des caricatures est donc incertain, si ses interlocuteurs ne perçoivent pas le second degré. Ils vont s’en tenir à ce qu’ils voient et se croire insultés.
Les années collège sont celles des remises en cause par l’adolescent : les parents, les professeurs, les instructeurs sportifs, etc. Montrer les caricatures à l’école installe un conflit de légitimité : pour des familles musulmanes rigoristes, c’est le maître qui remet en cause l’autorité des parents ou l’influence du « clan ». On prive ainsi l’adolescent d’une forme de droit à pouvoir s’opposer par lui-même, un droit nécessaire à sa construction. Le risque est celui d’être contre-productif. Les occasions d’apprendre les registres ironiques, pamphlétaires ou provocateurs sont légion : les romans, la poésie, les discours politiques en regorgent.
Il n’y a pas lieu pour autant de ne jamais montrer, de ne jamais dire, mais il faut le faire avec une grande délicatesse, surtout à 13 ans. Quand j’étudie la liberté d’expression avec mes étudiants de Paris II, qui ont 20 ans et un bagage culturel important, on le fait progressivement ; il faut plusieurs heures pour avoir une bonne intelligence de ces questions, parce qu’encore une fois, la tolérance est une expérience avant d’être un commandement. »
« L’école n’a pas à tenir compte des susceptibilités »
Iannis Roder [2], professeur d’histoire-géographie dans un collège de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), membre du Conseil des sages sur la laïcité.
« Plutôt que de savoir s’il faut nécessairement montrer ces caricatures, je pense que la question interroge davantage la manière de faire aujourd’hui réfléchir les élèves sur la liberté d’expression, dont la caricature est un élément. En s’inscrivant dans un temps plus ou moins long, un cours doit être construit, réfléchi : il ne se réduit pas à des raccourcis, des emblèmes ou des slogans réclamant une adhésion. Sans asséner ce qui pourrait être assimilé à une vérité, les professeurs ont ce rôle d’expliquer, de faire comprendre le fonctionnement et les ressorts de la liberté d’expression.
Dans ce cadre-là, au cours d’un processus permettant de faire avancer la réflexion, les caricatures peuvent être montrées à titre illustratif. Il faut alors les replacer dans une perspective historique, en rappelant ce qu’il était possible ou non de faire à certaines époques, mais aussi pourquoi la liberté d’expression existe, et en quoi elle est une formidable conquête.
Que répondre à ceux qui pourraient se sentir blessés par cet acte ? Je leur dirais qu’à titre individuel, je comprends qu’ils ne l’apprécient pas, mais aussi que quand on arrive à l’école républicaine, on laisse de côté son intime, ses susceptibilités personnelles. C’est le contrat de l’école laïque ! Je suis convaincu que la laïcité fait le pari de l’intelligence, en offrant à tous les élèves de France la possibilité de se dégager de leurs déterminismes familiaux, culturels ou religieux. Elle permet à chacun de se construire individuellement, en s’ouvrant au monde à partir de ce qui est enseigné à l’école.
Je ne suis pas certain qu’il y aura une décision ministérielle sur la question de montrer ou non les caricatures au niveau national, mais je crois que cela va être laissé au libre-choix de chaque établissement scolaire ou équipe pédagogique. Je réagis avec colère aux propos de ceux qui appellent à ne pas les montrer - au nom de la fraternité, ou pour ne pas attiser des tensions -, parce que l’école n’a pas à tenir compte des sensibilités des uns ou des autres. Ce qui exacerbe les tensions, c’est justement l’impossibilité de faire fi des susceptibilités personnelles.
Mais pour moi, le fait que certains ne voient toutefois pas d’autres alternatives pour affirmer la liberté d’expression est symptomatique de deux choses : celle d’un besoin de formation sur les enjeux liés aux objectifs de l’école républicaine, mais aussi par le fait que nous ne pouvons pas toujours prendre le temps de faire vraiment réfléchir les élèves. Avec nos programmes chargés, c’est le grand problème de l’école : tout va trop vite. »