La France entame sa semaine 3 de confinement. Plus de la moitié de la population mondiale est confinée depuis des semaines, à cause de l’épidémie de coronavirus. Nos vies ont changé, nos habitudes aussi et il est difficile d’envisager comment se passera le retour à la normale.
"J’ai la conviction que bien évidemment, ça va tout changer. Mais, il faut comprendre que les changements dans l’Histoire ne se sont jamais produits comme des hasards. On se débarrasse d’un monde avec lequel on n’a plus rien à voir et tout à coup on est dans un temps neuf. En fait, les choses ont toujours été plus complexes que ça", démarre Delphine Horvilleur, rabbin au sein du MJLF (Mouvement juif libéral de France).
"Il va falloir réévaluer la forme de nos vies passées et essayer de se poser la question de ’qu’est-ce qui va à tout jamais changer ? Qu’est-ce qu’on conserve ? Qu’est-ce qui dure et qu’est-ce qui change ? ’", poursuit-elle.
L’importance du lien aux générations passées
Delphine Horvilleur rappelle ensuite l’importance du lien aux générations passées : "Plus que jamais, on a besoin de sentir une continuité dans nos histoires. Il y aura un avant, il y aura un après, mais, l’après se doit d’être l’enfant de ce qu’il y avait avant, c’est-à-dire, qu’on ne peut pas être dans une cassure absolue". Il faut alors se demander comment on met de la continuité dans nos vies. "On a eu l’impression qu’on ne se comprenait plus d’une génération à une autre, avec les sujets comme l’environnement, et je trouve que là on a une opportunité, certes dans un contexte tragique, on a la capacité de reconnecter les générations les unes aux autres", conclut Delphine Horvilleur.
Comment appréhende-t-on le passage au déconfinement ? Qu’a-t-on rencontré « pendant » que l’on tient à conserver « après » ? « Libération » a posé la question à Delphine Horvilleur, rabbin.
« Je regarde mes poissons rouges tourner en rond. Je regarde mon chat nous observer, très surpris de ne pas disposer de l’appartement pour lui tout seul. Et je m’aperçois que je ne me suis jamais autant identifiée aux animaux que pendant le confinement. En ces temps particuliers, il me semble qu’on partage une même condition, eux et nous. A force d’être avec eux j’en reviens aux questions de la philosophie : qu’est-ce qui distingue fondamentalement les humains ? Il me semble que la spécificité humaine réside non dans le langage, les outils, ou la capacité à faire société, mais dans le récit, le besoin de se raconter des histoires, d’imaginer des narrations, de recourir aux mythes. Au début de l’épidémie, je lisais peu de fictions, mais toutes les études sur la virologie et l’immunologie, renouant ainsi avec mes premières études : la médecine. Je suis fascinée par la découverte qu’on porte tous dans notre ADN un pourcentage important de matériel viral que nos ancêtres ont croisé et surmonté. On garde la trace de la vulnérabilité et des contaminations surmontées dans notre génome.
« Même dans le domaine de la virologie, la science nous montre que penser la santé en termes de pureté n’a aucun sens. Il n’y a pas d’un côté les gens qui seraient "purement" sains et les autres. Je me suis remise à lire des textes mystiques qui tous expliquent eux aussi que le monde se transforme à coups de brisures, et que la faille fait partie intégrante du changement.
Delphine Horvilleur : « On ne peut se tenir debout qu’en étant conscient de ses failles »
Entretien La Croix, le 08/02/2019, Recueilli par Nathalie Sarthou-Lajus.
Elle est l’une des trois femmes rabbins de France qui exercent au sein du MJLF (Mouvement juif libéral de France). Elle vient de publier un livre autour de l’antisémitisme. Delphine Horvilleur partage avec « La Croix » son regard sur la féminité, la Bible et la quête d’identité.
• La Croix : Comment l’idée de devenir rabbin vous est-elle venue ?
Delphine Horvilleur : La question de l’identité religieuse juive était très présente dans ma famille. Mon grand-père paternel a fait des études rabbiniques, mon père est très engagé dans la vie communautaire juive. J’ai été une jeune fille très attirée par la mystique, mais j’étais à des années-lumière de me dire que j’allais devenir rabbin, puisqu’il n’y avait pas, autour de moi, de modèle de femme rabbin.
Il m’a fallu des années pour être capable de verbaliser mon désir de devenir rabbin car ce n’était pas une option. Un épisode m’a particulièrement marqué : quand j’ai dit à mon grand-père paternel, avec lequel j’avais un lien très fort, que je voulais devenir médecin, il m’a répondu qu’il imaginait autre chose pour moi, sans jamais me dire quoi.
• Pourquoi cette phrase a-t-elle produit un tel déclic en vous ?
D. H. : Sur le moment, je me souviens avoir été vexée : j’avais le sentiment qu’il piétinait mes ambitions. Puis, le fait qu’il n’ait jamais voulu me dire ce qu’il imaginait pour moi m’a ouvert des portes. Cette phrase a été comme une bénédiction que l’on vous murmure à l’oreille, car elle m’offrait la possibilité d’imaginer un jour autre chose.
• Devenir rabbin n’était donc pas une vocation ?
D. H. : Non. Un jour, les morceaux du puzzle se sont recomposés, car j’ai compris que ce que je cherchais géographiquement et professionnellement me guidait dans cette direction. Il y a une phrase dans la tradition hassidique qui dit : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît parce que tu risquerais de ne pas te perdre. » Cette phrase est d’une grande sagesse car c’est très important de pouvoir se perdre, de penser qu’il y a des possibilités d’erreur, de demi-tour et de cul-de-sac. Les moments où l’on ne sait pas très bien où l’on va sont souvent les plus fertiles.
C’est comme pour l’exégèse : ne jamais suggérer qu’un texte a fini de parler. Quand on rajoute du sens à un texte, il faut toujours s’assurer que la porte reste ouverte à une autre interprétation.
• La question de l’identité traverse tous vos livres. Pourquoi ?
D. H. : Le malentendu dans le mot identité tient à ce qu’il suggère à celui qui l’utilise que quelque chose en lui ne bougera jamais. Or l’identité est précisément l’inverse. C’est la conscience d’un mouvement, d’une non-identité à soi. Je suis qui je suis parce que je ne suis plus qui j’étais. Le peuple hébreu ne devient un peuple que lorsqu’il quitte la matrice égyptienne. Il naît certes en Égypte, mais son identité vient de l’avoir quitté. Cette définition de l’identité juive est à l’opposé d’une identité de souche, liée à des racines.
Que se passe-t-il quand ce leadership est exercé par une femme ?
D. H. : Constatons que ce leadership est rarement exercé par une femme dans la Bible ! Il existe des personnages féminins importants, mais il faut bien reconnaître qu’ils sont célébrés pour le rôle traditionnel dans lequel les enferme leur genre, c’est-à-dire pour leurs capacités domestiques, rarement pour leurs capacités politiques. Maintenant que les femmes ont accès au leadership, la clé est de ne jamais se laisser réduire à une seule part de soi et d’accepter que l’on porte des éléments de dépendance et d’autonomie, de part manquante et de complétude. En tant que rabbin, je ne trouve pas mes modèles bibliques uniquement dans les personnages féminins : je suis tout autant inspirée par Abraham que par Sarah, par Isaac que par Rebecca ; on n’a pas à se choisir des modèles exclusivement de son sexe.
Dans votre dernier livre, vous dites que le désir d’appartenance à un collectif prend aujourd’hui le pas sur l’émancipation des individus. Pourtant, n’assiste-t-on pas à une difficulté à fabriquer du commun ?
D. H. : Il s’agit de deux versants d’une même médaille : nous vivons dans un temps d’hyperindividualisme qui crée simultanément un désir d’appartenance. Les phénomènes d’effacement des frontières et de mondialisation, le caractère hybride de nos identités sont anxiogènes pour les individus. La possibilité offerte de s’inventer autrement s’accompagne d’une angoisse qui est apaisée par l’affiliation à un collectif. Je ne compte pas le nombre de fois où je dois commencer mes prises de parole en disant que je ne suis pas que juive ; c’est un élément de mon identité parmi d’autres, mais ce n’est pas le tout de ce que je suis. On oublie que nos identités sont hybrides, composées comme des millefeuilles.
Aucun de nous n’est « un ». Le fait de vouloir créer du « commun » est selon moi problématique car il crée l’illusion de l’unité, que les juifs vont pouvoir vivre avec les chrétiens, avec les musulmans et faire comme s’ils étaient « un ». Or, le véritable enjeu est de faire du « comme deux » au moins ! Bien souvent, les juifs dans l’histoire ont été le nom de l’impossibilité pour le système de faire un.
Vous appartenez à un courant libéral du judaïsme. Les relations sont-elles aujourd’hui plus difficiles à vivre avec les autres courants d’une même communauté qu’avec les autres religions ?
D. H. : Je trouve qu’il est plus facile de discuter avec des personnes qui tolèrent le doute, qu’avec des personnes dont le monde est fait de certitudes indubitables. À l’intérieur des pensées religieuses, il existe un certain conservatisme qui jamais ne tolèrera le doute dans le dialogue et la discussion. Donc, il sera toujours plus facile de créer des liens avec ceux, dans d’autres maisons et d’autres familles, qui font de la place au doute, qu’avec quiconque vivant dans la certitude qu’il détient la vérité.
Je vis à l’intérieur de ma revue Tenou’a des dialogues passionnants avec des penseurs de l’orthodoxie juive. Même si j’observe des résistances fortes au rabbinat féminin ou à l’idée de faire simplement de la place aux femmes dans la synagogue. Et je constate que cette résistance existe dans toutes les traditions religieuses. Le féminin reste le nom d’une subversion que l’on tient à distance. La voix des femmes, leur corps et leur érudition représentent encore une menace. C’est le nœud gordien de la pensée religieuse : tant qu’elle ne fera pas de place au féminin, elle aura un problème avec l’altérité.
Il existe dans nos textes de quoi nourrir la possibilité de faire une place au féminin, jusque dans nos façons de prier. Le genre féminin est celui par lequel on accède à la transcendance. Dans la mystique juive, la prière relève du féminin car elle suppose une posture de réception. Nos textes ne cessent de dire que l’accès à la transcendance est conditionné par la place que l’on accorde au féminin, mais quand il s’agit de faire une place réelle aux femmes, alors là, il n’y a plus personne, ou presque.
PARIS – En France, où les femmes rabbins sont loin d’être la norme, l’on peut désormais considérer le climat actuel troublant comme une opportunité d’éveiller la créativité de la communauté juive.
Un des effets directs de l’antisémitisme et des menaces qui y sont inhérentes, suggère Madame le Rabbin Delphine Horvilleur, est l’isolement grandissant et le traditionalisme de la communauté juive.
Notre société a du mal avec la notion de frontières, et le Brexit en est un bon exemple. Nous sommes obnubilés par le rétablissement de frontières, et ces frontières représentent généralement la peur de l’autre. Nous devons enrichir notre monde, prendre en compte la façon dont les autres nous influencent. Je pense que le judaïsme sait très bien que l’on ne peut pas exister sans la reconnaissance de ce que l’on doit à l’altérité. »
(…)
Depuis le décès d’Elsa Cayat, chroniqueuse de Charlie Hebdo a été tuée lors de l’attaque, Delphine Horvilleur est restée proche de l’équipe du journal.
Elsa Cayat était la psy de Charlie hebdo », dit-elle. “Sa famille s’est adressée à moi car ils souhaitent entendre une voix progressiste.”
“Ils sont même venus assister à l’office du vendredi soir dans ma synagogue cette année. C’est une scène assez improbable, je l’avoue, pour les voix les plus anti-religieuses de France”, dit-elle.
https://fr.timesofisrael.com/la-principale-femme-rabbin-de-france-tente-de-repondre-au-patriarcat/
Extraits de
• https://fr.timesofisrael.com/la-principale-femme-rabbin-de-france-tente-de-repondre-au-patriarcat/
Voir aussi les vidéos, entre autres :
• https://youtu.be/bMGZHltDQEc- Comprendre le monde
• https://youtu.be/9dO8RCEpnhI - QU’APPELLE T ON "PRIER"
• https://www.youtube.com/watch?v=M80CcatUy-A- Peut-on vivre sans croire ? Delphine Horvilleur et Kamel Daoud
• https://youtu.be/hWR34XMXpD0 - Peut-on concilier laïcité et spiritualité à l’école ?
• https://www.dailymotion.com/video/x7t513p- récemment invitée de Léa Salamé.