Au début des années 60, une jeune anthropologue part s’installer au cœur de la Tanzanie pour étudier les fameux primates avec des résultats surprenants : les chimpanzés s’adaptent à leur milieu, construisent des ustensiles, et manifestent un comportement social. Jane Goodall ne le sait pas encore, mais elle vient de créer la primatologie et de changer à tout jamais le rapport de l’homme à l’animal. Aujourd’hui, à plus de 80 ans, elle parcourt encore le monde entier pour rappeler à ses auditeurs l’importance de préserver la biodiversité. Elle était de passage à Bruxelles mercredi pour soutenir les projets de son institut.
Au-delà de l’aspect scientifique, que vous ont appris les chimpanzés sur nous, les Hommes ?
"J’ai commencé à étudier les chimpanzés pour analyser leur comportement et tenter de faire comprendre à l’homme qu’ils avaient des sentiments. Mais j’en suis logiquement arrivée à me demander ce qui nous rendait différents. A mon sens, c’est essentiellement le développement de l’intellect. L’invention du langage, le fait de pouvoir tenir une conversation, d’évoquer le futur, le passé ou le destin. C’est une toute nouvelle façon d’aborder le monde, propre à l’être humain."
Comment expliquer que, pendant des années, la communauté scientifique n’ait pas voulu accepter vos conclusions, l’existence d’une véritable culture propre aux chimpanzés qui les rapproche des êtres humains ?
"Parce qu’il y a toujours eu une certaine arrogance au sein de la science et de la religion. Un malaise par rapport à l’idée que l’homme puisse être un animal. Même quand je suis allée à Cambridge en 1960, les gens pensaient que nous étions uniques et il n’était pas concevable de parler de l’Homme autrement. Dans les laboratoires de recherche, les cirques ou les zoos, il était par ailleurs très difficile de reconnaître que les chimpanzés étaient nos cousins parce que ça rendait beaucoup plus insupportable de les traiter comme on le faisait. Beaucoup de chimpanzés de cirque étaient battus, torturés, jetés dans des cages. Les voir à notre image était trop difficile à accepter."
Vous avez passé des années avec les chimpanzés, qu’est-ce qui vous a le plus marquée ?
"A quel point ils sont proches de nous, et ô combien les liens familiaux entre les membres d’une même famille sont forts. Même un mâle totalement mûr peut être soutenu par sa mère. Mais j’ai tout autant été impressionnée par la violence et la brutalité dont ils sont capables, exactement comme nous le sommes. Même si je ne me suis jamais sentie en danger à cause des chimpanzés. Ils avaient la capacité de me réduire en pièces, mais nous avons toujours évolué dans une sorte de respect mutuel qui m’a préservée de tout incident majeur. Le danger venait plutôt de la présence de braconniers et des affrontements éventuels avec les populations locales, mais je n’y ai jamais assisté."
Quelle est la plus grande menace à laquelle sont confrontés les chimpanzés, aujourd’hui ?
"Dans certains pays, c’est la destruction de leur habitat, dans d’autres la demande croissante de "viande de brousse" Et il y a bien entendu le braconnage. Tant que les gens seront prêts à mettre autant d’argent pour de l’ivoire ou des animaux sauvages, les braconniers iront tuer des espèces protégées. Peu importe les mesures qui ont été prises dans les pays touchés. Il faut donc renforcer les législations locales, protéger les Rangers et les équiper correctement, mais surtout s’attaquer à la demande et diminuer la corruption parce que bien souvent les grands braconniers sont connus. On sait qui sont les personnes derrière ce business, mais elles sont trop riches pour être attaquées."
Nous sommes plus conscients que jamais de l’importance de préserver la vie animale et la nature, mais toujours aussi incapables de mettre un terme à leur destruction. L’environnement a-t-il encore une chance de l’emporter face aux enjeux économiques et financiers ?
"Le pouvoir de l’argent et la société de consommation dans laquelle nous vivons sont au cœur du problème. Les gigantesques multinationales ont les gouvernements en poche. On peut donc blâmer tous ces acteurs et se sentir impuissant, mais au final, nous devons prendre nos propres responsabilités. C’est le peuple qui élit les responsables politiques et qui achète les biens des entreprises. Les gens ont beaucoup plus de pouvoir qu’ils ne le pensent. Le Président ougandais était sur le point de signer la vente d’une large réserve naturelle pour y planter des cannes à sucre, mais les populations locales sont descendues dans la rue pour s’opposer à ce projet et sont parvenues à protéger la forêt. Parfois, les gens sont réellement impuissants, mais dans ce cas-ci ça a fonctionné."
Voilà cinquante ans que vous sensibilisez les populations. N’est-il pas frustrant de voir les mentalités changer aussi lentement ?
"Non parce que j’ai toujours senti que les choses étaient en train d’évoluer. Aujourd’hui, nous travaillons beaucoup avec les jeunes. De plus en plus de gens comprennent les enjeux liés à l’environnement mais la plupart d’entre eux ne changent pas les petites choses de leur quotidien qui pourraient faire la différence. Les jeunes, eux, sont beaucoup plus conscientisés. Ils savent que s’ils ne font rien, beaucoup d’espèces auront disparu quand ils seront adultes."