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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

”La culture du cacao est une culture coloniale”
Article mis en ligne le 4 mai 2024

Entretien avec Samy Manga, écrivain et militant écologiste, qui dénonce dans "Cholocoté. Le goût amer de la culture du cacao" toutes les violences que les multinationales du chocolat imposent à l’Afrique.

Si nous avions cru que le colonialisme était de l’histoire ancienne, c’est raté. Il y a des tas d’endroits dans le monde où on est encore en plein dedans.

Difficile d’encore croquer le chocolat à pleine dent, sans arrière pensée.

Bon, c’est sûr que là aussi, il nous faudra du courage pour affronter la réalité...

Né à Étoutoua, petit village situé à 45 kilomètres de Yaoundé, au Cameroun, dans une famille où l’on cultivait le cacao, Samy Manga est écrivain, ethnomusicien et militant écologiste. Fondateur de l’Association des écopoètes du Cameroun, qui promeut l’écriture en faveur de l’écologie et de la biodiversité, il a reçu en 2021 le Grand Prix de poésie africaine d’expression française. Enfant, il voulait devenir guérisseur. Ses mots peuvent aujourd’hui avoir ce pouvoir. “Je dis souvent que la poésie sauvera le monde. J’essaie toujours d’être dans une posture où je sème quelque chose. Ma poésie est ainsi. Quand j’écris, c’est comme si j’étais en train d’arroser des plantes.”

Son dernier livre, Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao, nous ouvre les yeux sur les côtés sombres d’une culture aux multiples dérives (écologiques, économiques, humaines, sanitaires...). Cri de rage face à toutes les violences que les multinationales du chocolat imposent à l’Afrique, ce texte aussi littéraire qu’engagé est à mettre entre toutes les mains – chaque Belge mange 8 kg de chocolat par an... À noter que Bruxelles accueille ce 21 avril la 5e Conférence mondiale du cacao.

Entretien bien intéressant de Geneviève Simon, Journaliste
Publié le 21-04-2024 dans La Libre. [1]


À l’intention de qui avez-vous écrit “Chocolaté” ?

Je l’ai écrit à la fois pour les cultivateurs de cacao et les consommateurs de chocolat : les deux extrémités m’ont motivé. J’ai réalisé qu’au-delà de toutes les injustices, il y a une méconnaissance de la valeur du cacao dans les régions productrices et, du côté des consommateurs, une méconnaissance de la situation réelle de l’impact de l’industrie du chocolat sur le plan humain, environnemental, économique.

Avec ce texte, vous avez opté pour une forme hybride : un essai mâtiné de conte, de poésie, de colère. Comment le tout a-t-il pris cette forme ?

Ce livre a été très compliqué à écrire, raison pour laquelle il n’obéit à aucun genre. Chacun le lit à sa manière, comme un roman, un essai, ou un long poème. “Chocolaté” a d’ailleurs commencé par un poème, mais très vite je me suis rendu compte que parler de ce sujet uniquement de manière poétique allait me restreindre, alors je me suis dit qu’il me fallait raconter. Raconter l’impact de la culture du cacao sur la vie des gens, aujourd’hui encore. Je suis donc retourné dans mon enfance pour convoquer des souvenirs, puis j’ai fait des recherches pour essayer de construire quelque chose qui parle à tout le monde, qui informe, qui prend position, qui rend hommage aussi.

Vous montrez que les choses n’ont guère évolué depuis le XIXe siècle et les débuts de cette culture. Qui plus est, écrivez-vous, “la misère des plantations n’a pas changé d’un iota” depuis votre enfance.

Personnellement, je ne vois pas beaucoup de différences. La seule que je vois est que, sur les 100 milliards de dollars que l’industrie du chocolat engendre aujourd’hui, seuls 6 % vont aux producteurs de fèves. C’est une réalité. Bien sûr, les gens ne travaillent plus à la chaîne dans les plantations, ni au fouet. Mais je constate que les conditions de vie dans les villages n’ont pas foncièrement changé depuis mon enfance. En Côte d’Ivoire, premier producteur mondial, 80 % des forêts sont dévastées. L’Afrique produit environ 80 % du cacao mondial, or ce sont eux les plus sous-payés.

Vous révélez que cet esclavagisme existe sous des formes très aliénantes avec, pour conséquence, un avilissement : “Certains Africains ont été coupés à la base de leur identité et ils ne savent plus penser comme il faut”.

Dans ce livre, je n’y vais pas de main morte avec les cultivateurs, car j’estime qu’au-delà du fait d’être pillé, d’être volé, il y a aussi la responsabilité africaine : la responsabilité de nos états, celle des coopératives. C’est pour cette raison que je commence par un exergue de Thomas Sankara, président assassiné du Burkina Faso en 1987, selon qui “L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas qu’on s’apitoie sur son sort”. On n’ignore pas la violence extérieure qui nous déstabilise, mais il faut aussi qu’on fasse l’effort de faire les choses de manière qu’elles nous soient profitables. Quand on n’est pas assez nationaliste – pas dans le sens de l’enfermement, mais dans le sens de la préservation de ses valeurs, de la promotion de ce que l’on a, de la gestion des ressources – et qu’on n’arrive pas à faire face à l’agression, je trouve qu’il y a aussi une responsabilité intérieure qu’il faut avoir le courage de dénoncer et de résoudre.

Le consommateur a-t-il un rôle à jouer ?

Il n’a pas seulement un rôle à jouer, il est responsable. Un consommateur, c’est de l’argent brut. Les multinationales sont puissantes essentiellement grâce à l’argent des consommateurs qui achètent leurs produits. La responsabilité du consommateur est de savoir dans quel monde il veut vivre et comment on avance. De savoir quelles multinationales respectent une éthique de travail et méritent d’être soutenues. Certaines se sont même rendues coupables de crimes écologiques, ce qui a été documenté. Or les multinationales continuent de s’engraisser, et ce sont des millions de consommateurs qui leur donnent ce pouvoir. Il suffit que chacun s’en rende compte et décide de s’orienter vers quelque chose d’équitable.

La demande de fèves ne cesse de croître, avec pour conséquence toujours plus de déforestation et la destruction de la biodiversité. Mais la culture du cacao s’effectue aussi au détriment d’autres cultures, pourtant essentielles à la vie des populations.

Il faut comprendre que la culture du cacao est une culture coloniale. Elle a confisqué le quotidien des gens dans les campagnes africaines pour être toujours plus productive et ravitailler la métropole. Ces gens-là ont dû abandonner beaucoup de leurs cultures traditionnelles, on a perdu des semences… Quand j’étais enfant, on n’achetait pas de riz, parce qu’on avait des plantations de riz comme de légumes. Le cacao n’était alors qu’une culture parmi d’autres. Mais au fil des années, la culture du cacao a pris tellement d’ampleur que les gens ont préféré se concentrer sur cette culture. En le vendant, ils allaient acheter ce qu’ils ne pouvaient plus cultiver. Plus tard, nos plantations de riz ont disparu, on n’avait plus le temps de faire à la fois le cacao et ces cultures diversifiées. Cultiver le cacao nous permettait d’acheter du riz chinois en ville ! C’est le côté pervers de la culture du cacao.

"De toutes les manières possibles, l’argent du chocolat a violé la plupart des conventions censées réguler la culture du cacao", dénoncez-vous. Notamment celles concernant le travail des enfants : vous rappelez ainsi que 1,5 million d’enfants travaillent aujourd’hui encore dans des conditions dangereuses au Ghana et en Côte d’Ivoire.

En ce qui concerne nos sociétés et la charte des droits de l’homme, on possède de très bons articles, tout est bien écrit. Le seul problème, c’est la pratique. Ces conventions existent, des multinationales les ont signées. Mais quand des ONG observent ce qui se passe sur le terrain, elles se rendent compte que la déforestation se poursuit, et que le travail des enfants existe toujours. Il faut arriver à un consensus humainement logique. Sur le terrain, les états comme les coopératives doivent s’impliquer pour faire respecter les choses de manière efficace.

À la fin du livre, vous identifiez deux batailles à mener : contre l’oligarchie occidentale, et contre l’oligarchie africaine entretenue par “certains de nos pères corrompus”. Tel est votre espoir ?

Dans le storytelling international, on ne voit pas toujours la résistance africaine, alors qu’elle a toujours été là. L’Afrique est le continent qui compte le plus grand nombre d’hommes politiques et de résistants assassinés, preuve qu’il y a toujours eu une voix – aujourd’hui encore. On voit que des changements s’opèrent dans certains pays, où les intérêts et la réputation de la France sont remis en cause. Mais on n’est pas dupe. Il y a aujourd’hui une génération africaine qui doit, non seulement se battre contre l’oligarchie internationale occidentale, mais aussi contre l’oligarchie composée d’Africains qui ont bénéficié de bourses, qui ont étudié en Europe, qui sont les “fils de”. Généralement, quand ceux-ci rentrent en Afrique occuper des postes importants, ils sont à la solde des pays occidentaux. Ils empêchent alors des changements pourtant nécessaires. Nous nous battons donc contre deux ennemis, intérieur et extérieur. L’issue doit être celle qui redonne la dignité aux peuples africains.

Votre grand-père avait de grandes ambitions pour vous, “loin de la misère du cacao”. Que penserait-il de ce livre ?

Il serait partagé entre deux émotions. La fierté de voir que ce petit garçon – qui ne voulait pas aller étudier en ville, qui voulait devenir guérisseur, qui aimait traîner dans la forêt – ait pu écrire un ouvrage, j’ai envie de dire en langue étrangère, pour raconter son histoire, ce qu’il a traversé. D’un autre côté, je ne suis pas devenu avocat, et je n’ai pas récolté l’argent nécessaire à régler tous les problèmes de la famille, donc il serait un peu déçu. Mais je pense que la fierté l’emporterait.

⇒ Samy Manga | Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao | Écosociété | 135 pp. 14 €