C’était il y a 13 ans. Rassemblée après une manifestation d’une ampleur quasiment inégalée en Belgique, une foule émue écoutait les paroles d’une jeune femme tout de blanc vêtue et voilée. Nabela Benaïssa était, pour quelques moments, l’icône d’une partie de la Belgique (1). Une telle scène est aujourd’hui devenue difficilement pensable. Imagine-t-on la presse se répandre en éloges sur la maturité, l’intelligence et l’indépendance d’une femme musulmane et voilée ? (...) Et une question vient inévitablement à l’esprit : "Qu’est-ce qui a changé ?" On serait presque tenté d’écrire "Qui a changé ?"
Bien sûr, il y a eu le 11 septembre 2001 et la manière dont il a influencé les représentations réciproques de "l’Occident" et du "monde musulman", donnant à la thèse du "Choc des civilisations" un crédit bien supérieur à celui qu’elle mérite. (…) Mais, plus près de nous et très concrètement, ce qui a changé, c’est notre société. Elle engrange des progrès matériels (songeons simplement au domaine de la santé) mais elle est aussi devenue, à bien des égards, plus dure : plus inégalitaire et plus individualiste, outrageusement accueillante au succès (mérité ou non) et fort impitoyable envers l’échec. C’est une société dont la richesse croissante (en dehors des crises, bien sûr) parvient de plus en plus difficilement à produire de l’adhésion.
Dans ce contexte, les différences culturelles, qui ne sont jamais évidentes à vivre et demandent une adaptation mutuelle, deviennent aisément source d’angoisses et de ressentiments, pour les majoritaires comme pour les minoritaires. Les jeunes issus de l’immigration non européenne, tout Belges qu’ils soient pour la plupart, découvrent qu’ils ne sont pas égaux devant l’école, l’emploi ou la santé. Le réinvestissement de convictions religieuses que leurs parents, souvent, prenaient avec plus de distance, les aide, pour certains, à se construire une identité "fière", qu’ils ont du mal à trouver dans d’autres domaines de leur vie. L’erreur à ne pas commettre serait de croire que ce genre de processus est à sens unique : en face, le raidissement anti-religieux a, lui aussi, une fonction de raffermissement identitaire, dans une société qui offre peu de repères et qui dévalorise les grandes causes collectives.
Comme les sciences sociales l’ont souvent montré, les conflits symboliques et identitaires ont une dynamique différente des conflits d’intérêts. (…) Le conflit symbolique est plus difficile à gérer car il met en jeu des notions comme "la patrie", "la foi", "l’identité", "notre mode de vie". Sur de tels conflits, le compromis est difficile et la tentation du "tout ou rien" est très forte. (…) La meilleure façon d’éviter le raidissement identitaire chez "l’autre" est sans doute de le débusquer chez nous-mêmes, dans cette façon que nous avons parfois de confondre les valeurs universelles (comme l’égalité entre hommes et femmes) et les manières contingentes de les exprimer (comme les façons de s’habiller). (…) Cette "symétrisation du regard" qui nous invite à nous voir par les yeux de l’autre devrait être la moindre des choses pour ceux qui se réclament de la tradition des Lumières.
Il semble parfois que c’est encore beaucoup demander.
Extraits d’un article de Marc JACQUEMAIN Sociologue. Professeur à l’Ulg, paru dans LLB, et mis en ligne le 26/11/2009.