Jean-Paul Deléage est historien des sciences de l’environnement et professeur honoraire à l’université d’Orléans. Il a fondé en 1992, la revue Écologie & Politique et écrit une remarquable Histoire de l’écologie. Il est l’auteur de la célèbre formule « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », prononcée le 2 septembre 2002 par Jacques Chirac à Johannesburg, devant l’assemblée plénière du IVe sommet de la Terre. « Quand j’ai appris ce matin que Jacques Chirac était mort, j’ai tout de suite repensé au moment où il a prononcé cette phrase », a-t-il confié à Reporterre, en préambule de cet entretien.
Reporterre — Vous êtes l’auteur de la fameuse formule « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », prononcée le 2 septembre 2002 par Jacques Chirac. Quelle est l’histoire de cette phrase devenue culte ?
Jean-Paul Deléage — Peu avant son déplacement à Johannesburg, à l’occasion du IVe sommet de la Terre, j’ai été invité à l’Élysée. Je ne me souviens plus exactement dans quelles circonstances, mais c’était peut-être lié à ma proximité avec Nicolas Hulot. Au Palais de l’Élysée, j’ai rencontré Jérôme Monod, l’un des fondateurs du Rassemblement pour la République (RPR, le parti de Jacques Chirac) et fidèle conseiller du président. Nous étions dans son bureau, qui jouxtait celui de Jacques Chirac, et il m’a fait lire le discours qui devait être prononcé à Johannesburg. J’étais dans une position assez embarrassante, car le conseiller qui l’avait rédigé était aussi présent, et il m’a demandé ce que j’en pensais…
Qu’en pensiez-vous ?
Ce discours était très bien : il avait du sens et je pense qu’il était l’émanation d’une profonde implication de Chirac dans ces problèmes, comme toujours quand il avait la volonté d’intervenir. Il l’a d’ailleurs montré plus tard, au moment de l’intervention de la France contre la guerre en Irak. Il n’hésitait pas à aller au bout de ses convictions.
En revanche, il manquait une ou deux phrases qui puissent marquer les esprits… C’est là que j’ai suggéré quelques ajouts, dont la formule « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Peu après, Jacques Chirac est venu me saluer, je me suis levé très respectueusement, et je lui ai serré la main. Il a jeté un coup d’œil au discours, mais il était très occupé.
Étiez-vous auprès du président quand il a prononcé ce discours, à Johannesburg ?
Non, je me souviens d’avoir vu son discours à la télévision. Ce qui m’avait frappé, c’est que tous les représentants des autres États avaient l’air absolument sidérés. Cette phrase avait le mérite d’être très imagée, il s’agissait de frapper les imaginations, et c’était réussi. Le plus surprenant pour moi, c’est qu’elle soit restée si longtemps dans les mémoires, et même devenue célèbre. Je ne m’y attendais pas, l’idée m’étais venue sans plus y réfléchir, même si j’ai consacré une grande partie de ma vie à écrire sur l’écologie.
En dépit de cette phrase, iriez-vous jusqu’à qualifier Jacques Chirac de président écologiste ?
Ce serait beaucoup dire… Jacques Chirac avait saisi l’ampleur du problème et son importance majeure. Il l’a montré en initiant et en intégrant une charte de l’environnement dans la Constitution française [1]. C’était l’un des premiers présidents à avoir conscience du problème, mais il n’a pas fait énormément de choses pour le résoudre. À mon sens, il ne s’est jamais entouré de ministres à la hauteur. Très tôt, il a écouté Nicolas Hulot, mais il n’a peut-être pas suffisamment insisté pour l’avoir comme ministre. Jacques Chirac, en tant que président, a aussi cautionné le nucléaire. C’est problématique, car la question était — et est toujours — de savoir comment sortir de ce piège, de ce drame dans lequel notre pays est engagé et qui risque à tout instant de déboucher sur un incident épouvantable.
Dans un message posté sur ses réseaux sociaux, en réaction aux incendies en Amazonie, Emmanuel Macron s’est inspiré de votre formule. Cette phrase, auriez-vous accepté de l’écrire pour lui ?
Non, sûrement pas. Chez Emmanuel Macron, il y a les discours, les discours et les discours (sic). Il ne fait pas grand chose. Récemment, des élus avaient réclamé la limitation de l’usage des pesticides à une distance de 150 mètres des habitations. Le gouvernement a proposé une distance minimale de 5 à 10 mètres, ce qui est un pur scandale quand on observe les dangers avérés des pesticides. Alors que fait Macron… Je n’en sais rien, à part parler. Comme il bénéficie des attaques de types aussi peu recommandables que Bolsonaro, qui indirectement le mettent en valeur, cela donne l’impression qu’il fait ce qu’il faut.
Plus que jamais notre planète brûle, mais regardons-nous toujours ailleurs ?
Je suis très déçu de voir où on en est aujourd’hui. C’est absolument lamentable. On a eu, et on a toujours des responsables politiques climatosceptiques. Trump et Bolsonaro, par exemple, c’est effrayant. Sans parler, même, de scientifiques qui se sont illustrés en ralentissant la prise de conscience, comme l’ancien ministre Claude Allègre.
En revanche, je trouve très importante la mobilisation croissante de la jeunesse et des citoyens en général. Je suis stupéfait des attaques indignes contre la jeune suédoise Greta Thunberg. C’est scandaleux, idiot, imbécile. Elle cherche simplement à diffuser la science, à rendre les faits intelligibles, et elle le fait à merveille.
Source : Propos recueillis par Alexandre-Reza Kokabi, pour Reporterre
Entretien avec Jean-Paul Deléage
26 septembre 2019 - Mis à jour le 1er octobre 2019.
Durée de lecture : 5 minutes
Notes
[1] La Charte de l’environnement, intégrée en 2005 dans le bloc de constitutionnalité du droit français, a introduit trois grands principes dans la Constitution : le principe de prévention, le principe de précaution, et le principe pollueur-payeur.