À la logique des clash, de l’émotion et de l’instantané, le journaliste français Didier Pourquery [1] dresse l’éloge de la conversation, celle qui prend le parti de la patience.
EXTRAITS d’un entretien* à propos de son dernier essai intitulé "Sauvons le débat. Osons la nuance" (Presses de la Cité, 2021),
* Sous la tyrannie des opinions
Bosco d’Otreppe
Publié le 16-01-2022
Vous décrivez presque la nuance comme étant un mode de vie. Comment la définissez-vous ?
La nuance est en effet un engagement, un chemin de crête sur lequel il nous faut sans cesse persévérer, une forme de discernement permanent qui nous pousse par exemple à chercher constamment le mot juste. La nuance est semblable à la voie étroite du poète ou du musicien en quête de la teinte, de la note ou de l’harmonie qui témoignera au plus près de ce qu’il veut exprimer. La nuance est aussi une posture : celle de la curiosité et, surtout, de l’écoute.
La nuance permet d’établir des espaces communs de réflexion et de dialogue pour faire un bout de chemin avec son interlocuteur, pour le considérer non pas comme un ennemi, mais un allié dans la recherche de la vérité.
(…)
Comme l’a bien diagnostiqué le philosophe et physicien Étienne Klein, “on a confondu les sciences et la recherche scientifique”. Alors que les sciences représentent des connaissances vérifiées et validées qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause (le fait que la terre est ronde par exemple), la recherche – qui a à voir avec le doute – veille à élucider les questions que ces connaissances posent. Mais lorsque cette distinction n’est plus faite, nous confondons les sciences et la recherche et nous affirmons que “la science, c’est le doute”. Dans un tel climat, concluait Étienne Klein, “chacun se sent autorisé à utiliser son bon sens et son ‘ressenti’ pour dire ce qu’il convient de penser de tel ou tel enjeu scientifique…
Je mets en avant cinq facteurs pour expliquer la dégradation actuelle du débat .
– Nous vivons de plus en plus sous le règne de l’urgence qui nous pousse à réagir, et moins à réfléchir.
– La violence, des plateaux télé notamment, nous oblige aussi à crier (à “hurler” disait Camus), ce qui rend l’écoute impossible.
– Sur ces plateaux, on patauge également dans l’arrogance, qui oblige l’autre à se taire parce qu’il ne bénéficierait pas du même statut social, ou des mêmes diplômes.
– On remarque aussi de plus en plus régulièrement le retour de la culture de l’offense. Celui ou celle qui n’est pas concerné personnellement par le sujet du débat ne peut parfois plus s’exprimer.
Cela relève de l’essentialisation : je ne peux plus m’exprimer parce que je serais ceci, non plus parce que je dirais une erreur.
– Le dernier cavalier de l’apocalypse qui atteint le débat est la défiance généralisée qui imprègne nos sociétés.
Si la méfiance est un doute raisonné, la défiance est une attitude de méfiance systématique qui conduit à un repli sur soi, sa bulle et ses croyances. La défiance se traduit souvent par une sorte d’immaturité rebelle, butée, un conformisme négatif et absolu qui fait glisser vers le complotisme.
Notre monde est devenu à la fois si violent et si complexe qu’il ne peut plus être “saisi” par notre pensée. Nous sommes donc confrontés à une situation de confusion où il ne nous reste plus que l’émotion pour réagir de manière épidermique et binaire à ce que nous voyons autour de nous.
Les temps de l’enquête journalistique, de l’analyse ou de la recherche sont compressés, et fournissent des informations forcément partielles, donc frustrantes. Pour compenser cette frustration, apparaissent alors souvent la tentation complotiste et les liens de causalités tordus. Ces liens, soulignons-le, se nourrissent du jeu des hypothèses, des scénarios et des opinions que des “experts” élaborent à longueur de journée sur des plateaux de télévision pour combler les informations manquantes.
(…)
L’esprit critique ne consiste pas à se défier systématiquement de tout. L’esprit critique consiste à douter de ce que l’on entend, à vérifier les sources, à mesurer leur fiabilité, puis à ajuster sa confiance à ce qui est dit en fonction de la qualité de la fiabilité de ces sources.
Un bon outil qui permet d’ailleurs d’introduire de la nuance dans un débat, de déjouer l’arrogance et d’ajuster son esprit critique est de poser des questions : D’où tenez-vous ce chiffre ? Comment définissez-vous telle notion ?… La puissance du questionnement est incroyable et permet de régler la focale du débat de manière précise.
Le débat comme la nuance sont les alliés des plus nobles combats. Rappelons que la nuance, ce n’est pas se situer entre le vrai et le faux. La nuance va toujours du côté du vrai, le plus près possible de la vérité, qui est justement complexe, multiréférentielle, faite de plusieurs couches. La nuance calme le jeu, fait baisser la tension pour trouver, après réflexion, l’expression qui convient vraiment à la situation. Notons d’ailleurs que l’effet d’un mot juste est bien pus fort que celui du slogan : le mot juste fait avancer le débat, alors que le slogan le ferme.
Si Montaigne aimait la juste mesure, ce n’était pas pour cultiver la mollesse, mais pour éviter de tomber dans l’aveuglement et le fanatisme.