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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Ce qui fait l’excellence d’une vie
Platon si actuel : le mythe de Prométhée et Epiméthée.
Article mis en ligne le 10 août 2023

Toute invention ou toute évolution est-elle nécessairement un progrès ? Le mythe de Prométhée et Épiméthée nous offre la piste d’une réponse.

Réflexions sur base d’une chronique deLaura Rizerio, Philosophe (UNamur).

Parmi différentes lectures du mythe de Prométhée et du récit de Platon, celui-ci nous paraissait bien stimulant, contemporain, adapté à notre dramatique époque.

Qu’est-ce qui est vraiment un progrès ?

Vieux de près de 3000 ans, le mythe de Prométhée nous a été transmis par les auteurs de la Grèce antique, notamment Hésiode, Eschyle, Platon et Diogène.

Ouvrons un oeil sur le mythe de Prométhée tel qu’il est rapporté par Platon dans son oeuvre Protagoras. Platon met en scène deux Titans : Prométhée et Epiméthée, qui sont frères. Tous deux sont chargés par les dieux de façonner les espèces animales, et d’attribuer à chacune d’elles les qualités et facultés appropriées.
Epiméthée insiste pour accomplir seul cette tâche, demandant à Prométhée de venir vérifier son travail une fois celui-ci achevé, ce que Prométhée accepte.

D’après une chronique de la philosophe Laura Rizerio
Publié dans La Libre le 01-08-2023

Nous sommes en Grèce, au Ve siècle avant notre ère, au moment où éclate la Guerre du Péloponnèse, une sanglante guerre civile qui a vu s’affronter les deux plus importantes cités grecques de l’époque : Athènes et Sparte. Les valeurs traditionnelles de la culture grecque sont en difficulté, attaquées par le relativisme des sophistes, et le déclin de la démocratie athénienne est manifeste. (Tiens, "valeurs traditionnelles en difficulté", "déclin de la démocratie", cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose ?) C’est à ce moment et dans ce contexte que le jeune philosophe Platon imagine une rencontre entre Socrate et les sophistes portant sur ce qui fait l’excellence d’une vie. Cela donne lieu à un dialogue animé, le Protagoras, dans lequel le sophiste Protagoras répond aux questions de Socrate en proposant le mythe de Prométhée et Épiméthée.

Prométhée et Epiméthée doivent répartir les ressources terrestres entre les différentes espèces vivantes. Les deux frères-titans sont chargés par les dieux d’attribuer aux espèces mortelles - humains et animaux - les qualités et les facultés nécessaires à leur prospérité.

Épiméthée (dont le nom signifie "l’étourdi") se charge de la tâche mais, après avoir distribué toutes les qualités aux espèces animales, il n’a plus rien à offrir aux humains qui se retrouvent ainsi nus et dépourvus du nécessaire pour assurer leur survie. Pour réparer l’erreur de son frère, Prométhée décide alors de dérober le savoir-faire et le feu à Héphaïstos, dieu du feu (de la forge et de la métallurgie) et des techniques, ainsi que la science à Athéna, déesse de la sagesse, et d’en faire cadeau aux humains qui obtiennent ainsi de quoi pallier leur vulnérabilité.
Grâce au feu, les hommes purent chauffer leurs maisons et leurs aliments puis ils se mirent à fabriquer des outils. Prométhée a ainsi symboliquement apporté la technique aux hommes.

Mais, le feu de la connaissance étant normalement réservé aux dieux, l’utiliser comporte un risque de dérive. Mal contrôlé, le feu est susceptible de tout ravager sur son passage, détruisant la Nature, annihilant les espèces… et l’Homme lui-même.

Il y a un bug" !
Et le récit va plus loin.

Empêché de compléter son geste, Prométhée manque en effet d’offrir aux humains l’“art politique”, dont le sens de la justice, le respect d’autrui et la protection des biens communs sont les composantes. Et cela fait que, même en possédant la science et les techniques, les humains ne parviennent pas à survivre, étant incapables de s’organiser en société. À chaque fois qu’ils se rassemblaient – précise le mythe – ils se comportaient de manière injuste les uns envers les autres et se divisaient en se faisant la guerre. Seule l’obtention de l’ “art politique” leur permit de surmonter cette difficulté, lorsque les dieux eux-mêmes leur en firent cadeau.

le texte de Platon

(Extraits)

Il fut jadis un temps où les dieux existaient, mais non les espèces mortelles. Quand le temps que le destin avait assigné à la création de ces dernières fut venu, les dieux les façonnèrent dans les entrailles de la terre d’un mélange de terre et de feu et des éléments qui s’allient au feu et à la terre. Quand le moment de les amener à la lumière approcha, ils chargèrent Prométhée et Epiméthée de les pourvoir et d’attribuer à chacun des qualités appropriées. Mais Epiméthée demanda à Prométhée de lui laisser faire seul le partage. « Quand je l’aurai fini, dit-il, tu viendras l’examiner ».

Epiméthée fit le partage, et, en le faisant, il attribua aux uns la force sans la vitesse, aux autres la vitesse sans la force ; il donna des armes à ceux-ci, les refusa à ceux-là, mais il imagina pour ces derniers d’autres moyens de conservation ; car à ceux d’entre eux qu’il logeait dans un corps de petite taille, il donna des ailes pour fuir ou un refuge souterrain ; pour ceux qui avaient l’avantage d’une grande taille, leur grandeur suffit à les conserver, et il appliqua ce procédé de compensation à tous les animaux. Ces mesures de précaution étaient destinées à prévenir la disparition des races.

(…) Cependant Epiméthée, qui n’était pas très réfléchi avait sans y prendre garde dépensé pour les animaux toutes les facultés dont il disposait et il lui restait la race humaine à pourvoir, et il ne savait que faire. Dans cet embarras, Prométhée vient pour examiner le partage ; il voit les animaux bien pourvus, mais l’homme nu, sans chaussures, ni couvertures ni armes, et le jour fixé approchait où il fallait l’amener du sein de la terre à la lumière. Alors Prométhée, ne sachant qu’imaginer pour donner à l’homme le moyen de se conserver, vole à Héphaïstos et à Athéna la connaissance des arts avec le feu ; car, sans le feu, la connaissance des arts était impossible et inutile ; et il en fait présent à l’homme. L’homme eut ainsi la science propre à conserver sa vie ; mais il n’avait pas la science politique ; celle-ci se trouvait chez Zeus et Prométhée n’avait plus le temps de pénétrer dans l’acropole que Zeus habite et où veillent d’ailleurs des gardes redoutables. Il se glisse donc furtivement dans l’atelier commun où Athéna et Héphaïstos cultivaient leur amour des arts, il y dérobe au dieu son art de manier le feu et à la déesse l’art qui lui est propre, et il en fait présent à l’homme, et c’est ainsi que l’homme peut se procurer des ressources pour vivre. Dans la suite, Prométhée fut, dit-on, puni du larcin qu’il avait commis par la faute d’Epiméthée.

(…) Les arts mécaniques suffisaient à les faire vivre ; mais ils étaient d’un secours insuffisant dans la guerre contre les bêtes ; car ils ne possédaient pas encore la science politique dont l’art militaire fait partie. En conséquence ils cherchaient à se rassembler et à se mettre en sûreté en fondant des villes ; mais quand ils s’étaient rassemblés, ils se faisaient du mal les uns aux autres, parce que la science politique leur manquait, en sorte qu’ils se séparaient de nouveau et périssaient.
Alors Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié. Hermès alors demanda à Zeus de quelle manière il devait donner aux hommes la justice et la pudeur. (…)

Dois-je répartir ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes ou les partager entre tous ? » – « Entre tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus étaient comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon nom cette loi que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé comme un fléau de la société ».

Voilà comment, Socrate, et voilà pourquoi et les Athéniens et les autres, quand il s’agit d’architecture ou de tout autre art professionnel, pensent qu’il n’appartient qu’à un petit nombre de donner des conseils, et si quelque autre, en dehors de ce petit nombre se mêle de donner un avis, ils ne le tolèrent pas, comme tu dis, et ils ont raison selon moi. Mais quand on délibère sur la politique où tout repose sur la justice et la tempérance, ils ont raison d’admettre tout le monde, parce qu’il faut que tout le monde ait part à la vertu civile ; autrement il n’y a pas de cité.

A bien y regarder, l’imaginaire que ce texte véhicule semble ne pas avoir pris une ride. Si on l’actualise, on y voit assez bien illustrée une situation qui nous concerne encore aujourd’hui.
En effet, ce récit témoigne à la fois de la grandeur de l’esprit humain dans sa capacité à se doter de nouveaux outils pour améliorer sa condition de vie, grâce à son intelligence et à sa créativité, et du risque de croire que l’intelligence, l’inventivité et les techniques puissent répondre à nos besoins sans être épaulées par une visée du bien et du juste.

En cela, ce mythe invite à réfléchir sur ce qui fait la beauté du “progrès”.

Note 1

La civilisation occidentale, qui a conquis le monde, est largement fondée sur la technique, utilisée pour maîtriser et exploiter la Nature. Ce rapport de domination est inscrit au coeur même de notre culture.

Notre développement est donc fondé sur la réponse la plus efficace possible à nos besoins matériels.
Outre le fait que cette approche pose des problèmes éthiques, la conséquence de cette domination intellectuelle et technique est une crise écologique de grande ampleur et des phénomènes qui mettent l’Homme face aux conséquences de ses actes.
Ce ”progrès” est donc boiteux.

”Certes, conclut Laura Rizzerio, l’intelligence et l’inventivité qui le forgent ce ”progrès”sont un don précieux qui doit être valorisé. Le surprenant développement de l’humanité au cours de l’histoire, les inventions, la création du patrimoine culturel, scientifique, technique, artistique, religieux sont là pour en témoigner.

Mais la véritable force du “progrès” réside dans sa capacité à être gouverné et à gouverner au moyen de “l’art politique”, c’est-à-dire à être associé à une action empreinte du sens de la justice et du bien, du respect d’autrui, du dialogue et de la collaboration entre tous, ainsi que d’une gestion équitable des ressources communes, car ce sont ces qualités qui rendent possible le vivre ensemble et une organisation sociétale durable et pacifique.

”En d’autres termes, ce mythe enseigne que le “progrès” ne sera fécond qu’en portant en lui-même une visée qui intègre dans l’agir la vision du bien commun : la capacité à dialoguer et à collaborer avec tous dans le respect de la justice et de la dignité de chacun, la protection de tout être vivant ainsi que la gestion durable et équitable des ressources communes”.

P.S. Sur la page Linkedin de Laura Rizzerio, on peut lire :
"Ma chronique estivale dans La Libre de ce matin, à partir du mythe du Protagoras de Platon. Faute d’espace, il manque la fin, car Socrate condamne Protagoras lorsqu’il fait aussi de l’art politique une technique. Entre progrès et vertus, quelle est le véritable art politique ? et que rôle doit-il jouer ?"


Note 2

Ce que Laura Rizzero résume par l’art politique, est en fait à comprendre plus largement : ”parce que la science politique leur manquait, Zeus, craignant que notre race ne fut anéantie, envoya Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice.
Pour servir de règles aux cités et unir les hommes par les liens de l’amitié.

Extraordinaire, cette notion de pudeur pour servir de règle aux cités !
N’est-ce pas d’une actualité brûlante ?

On peut ajouter que le poète grec Hésiode raconte comment Pandore, première femme humaine, fut créée sur ordre de Zeus pour se venger des hommes suite au vol du feu par Prométhée. Zeus offre la main de Pandore à Épiméthée, qui l’accepte sans se méfier. Dans ses bagages, Pandore apporte une boîte qui contient tous les maux de l’humanité (vieillesse, maladie, guerre, famine, misère, folie, vice, tromperie, passion, orgueil et espérance). Pandore ouvre la boîte : tous les maux s’échappent, sauf un : l’espérance.
Mais ceci est une autre histoire…
N’empêche…

On avait l’art politique, avec la pudeur et la justice, les liens de l’amitié. Et voilà qu’on a l’espérance.

Merci Platon !