Dans le très juste “Un petit frère”, qui sort en salles (février 2023), second long métrage la jeune cinéaste française Léonor Serraille décrit, sur un quart de siècle, le parcours d’une mère ivoirienne et de ses deux fils en France…
La cinéaste de 37 ans y retrace, sur près de 25 ans, un parcours d’intégration à la française, celui de Rose (Annabelle Lengronne), jeune Ivoirienne débarquant en France. Obligée de gagner sa vie comme femme de ménage dans un hôtel, elle repose tous ses espoirs de réussites sur ses deux fils, Jean et Ernest…
Questions.
• Peut-on raconter l’histoire d’une famille noire quand on est une cinéaste blanche ? (Voir l’article "wookisme" et "essentialisme")
• La migration, associée à la question du courage, de la force et envisagée comme un destin, pas forcément en premier lieu comme une difficulté.
• Et puis la question de la réussite sociale et de la méritocratie à la française.
Peut-on raconter l’histoire d’une famille noire quand on est une cinéaste blanche ?
Cette question de la légitimité, Serraille se l’est évidemment posée. “J’en ai beaucoup parlé avec mon compagnon et il m’a dit que, si je commençais à raisonner comme ça, je ne devrais pas faire de films sur les hommes, car je ne suis pas un homme…, explique-t-elle. Il m’a dit : ’Ton métier, c’est d’avoir un point de vue sur n’importe quel sujet, il me semble.’ Je me suis dit qu’il avait raison. Et comme c’était lié à sa vie, ça m’a libérée. […] Le plus important, c’est que les histoires soient racontées à tout prix. Ça l’a emporté sur mes questionnements.”
Des intériorités, au-delà de la couleur de peau
“Mon compagnon est noir, mais il n’estime pas qu’être noir, c’est son identité. Il oublie même des fois qu’il est noir. Il est entouré de beaucoup de blancs ; ce n’est pas quelque chose qui fait partie de sa vie. Il ne se pose pas cette question-là. C’est la société qui la lui renvoie à certains moments, quand il s’agit d’être contrôlé par la police ou de louer un appartement. Ou quand il dit son métier et que, parfois, des gens sont surpris : ‘Ah bon, tu es enseignant ?’
Mais ça fait partie de notre vie depuis si longtemps qu’on ne se pose pas la question.
Le cinéma permet de poser des personnes, des individus, des intériorités ; on n’est plus dans la question de la couleur. Par contre, je savais qu’on allait me tomber dessus, mais l’envie de faire le film était plus forte que tout…”
"Mon compagnon oublie parfois qu’il est noir. C’est la société qui le lui renvoie…"
Leonor Serraille
Avec justesse, Un petit frère met en scène la difficulté pour une famille africaine de s’intégrer en France, notamment à cause du racisme, qui explose à l’écran dans une scène glaçante de contrôle de police. Une scène-clé pour Léonor Serraille. “C’est une scène que j’ai vécue souvent avec mon compagnon, de façon plus ou moins intense, commente-t-elle. Dans le film, elle est plutôt légère ; sa réaction est calme. Il y a du mépris, bien sûr, mais il n’y a pas de violence physique, alors qu’il y en a souvent. Le profilage est permanent en France, en Europe aussi. Une des raisons pour lesquelles j’ai écrit le film, c’est parce que je ne comprenais pas ce moment que j’avais vécu si souvent avec lui… Ce moment où l’on donne sa carte d’identité, on montre qu’on est Français et où la personne en face semble avoir des doutes, penser que les choses pourraient mal tourner, où il y a du soupçon tout de suite…”
De la même façon, Léonor Serraille a voulu aborder la question de l’exil à travers des personnages, des individualités. “Le film parle bien sûr de la migration, mais il était important d’associer la migration à la question du courage, de la force et de l’envisager comme un destin, pas forcément en premier lieu comme une difficulté. Il y a des difficultés dans le film, mais j’ai aussi essayé de mettre en valeur le souffle qu’avaient en eux les personnages et leur complexité”, commente la réalisatrice.
La question de la réussite sociale
Pour l’héroïne d’Un petit frère, le succès de son parcours d’intégration en France repose intégralement sur le destin de ses deux enfants. C’est par eux que passera sa propre réussite sociale. Quitte à faire peser un poids trop lourd sur leurs épaules… “On peut donner de la force à son enfant et en même temps l’écraser. Ce paradoxe m’intéressait.
De façon très intéressante, Un petit frère interroge au passage la question de la méritocratie à la française. “On parle tout le temps de la méritocratie. Ça donne l’impression que l’individu, par sa volonté, peut tout, le bien comme le mal. C’est très très culpabilisant, estime Léonor Serraille. Quand je pense à mes enfants, je me dis qu’il faut leur laisser le champ possible et, en même temps, les protéger. Mais il ne faut pas les étouffer avec à la fois mon angoisse et mon désir qu’ils s’accomplissent. On peut vouloir qu’un enfant s’accomplisse et, en même temps, l’emmener sur les mauvais rails…”
Le titre du film, Un petit frère, résume cette question de la réussite. Car c’est bien le petit dernier, Ernest, qui va parvenir à réellement trouver sa place dans la société française. “À la fin, Rose lui demande s’il veut retourner au pays avec elle… Mais pour Ernest, son pays, c’est la France. Même si ça raconte la mère, la famille, c’est quand même lui qui se retrouve là et qui va devoir vivre avec cet héritage. C’est une ouverture vers l’avenir : Ernest a une légitimité d’être là et d’esquisser son pays à sa façon aussi…”, conclut la réalisatrice.
Hubert Heyrendt, Journaliste cinéma. Publié le 30-01-2023 dans La LibreExtraits]
Extraits
Annabelle Lengronne : “Ce rôle m’a rapprochée de mon identité africaine”
À l’affiche, ce mercredi, d’“Un petit frère” de Léonor Serraille, la jeune comédienne française est bouleversante dans le rôle d’une Ivoirienne débarquant en France avec ses deux enfants…
Dans Un petit frère, la jeune comédienne a la lourde tâche d’incarner Rose, une immigrée ivoirienne, depuis son arrivée en France alors qu’elle a une vingtaine d’années, jusqu’à ses 50 ans.
D’origine sénégalaise, Annabelle Lengronne est née à Paris, mais a grandi auprès de ses parents adoptifs en Martinique jusqu’à l’âge de 18 ans. "Je suis Française depuis que je suis née. Je ne suis pas Africaine ; seul mon physique l’est. Mais c’est un cadeau. C’est comme si la vie m’avait rapprochée de mon identité, de mes origines. Pas de mes origines sociales, mais de mon identité africaine.”
En tant que femme noire dans la France d’aujourd’hui, Annabelle Lengronne est confrontée au quotidien à la question du racisme, qui irrigue tout le film. “Malheureusement, en Occident et dans le monde entier, on se dirige de plus en plus vers des sociétés fascistes… Ça régresse beaucoup, s’inquiète-t-elle. Il y a toujours eu du racisme, mais là, le phénomène de la xénophobie, du racisme, de l’antisémitisme prend une telle ampleur… Cela questionne l’identité française. Qui suis-je, moi, en France, en tant que personne non blanche ? Qui sont les Français dits de souche ? Qu’est-ce qui compose la société française ? Il y a une division très forte, qui s’aggrave. En tout cas, ce genre de film, ça va en faire chier plus d’un… ”