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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Les mangeurs de vent et les escroc culturels
Boris Cyrulnik monte au créneau.
Article mis en ligne le 2 octobre 2022
dernière modification le 4 décembre 2022

Pourquoi certains trouvent-ils tant de plaisir à suivre un gourou ou une idéologie meurtrière  ? Comment expliquer que d’autres résistent à cette tentation  ? Boris Cyrulnik éclaire l’importance de l’enfance en la matière.
Si on ne prend pas garde à l’importance du lien humain, on risque de fabriquer un monde de pervers.

Les progrès technologiques dont on profite tous stoppent l’empathie.
Dorénavant, grâce à la neuro-imagerie, on sait que le fait d’isoler un enfant ou un adolescent altère non seulement son cerveau mais son développement psycho-affectif.

D’où l’utilité de mettre les liens au cœur de notre réflexion sur la société à venir. C’est le thème des journées Émergences qui se déroulent à Bruxelles, ces 1er et 2 octobre 2022.

Boris Cyrulnik, est le parrain de ces de ces journées Émergences.

C’est l’occasion pour Aurore Vaucelle, journaliste à La Libre, de publier ce 23 septembre un entretien avec Boris Cyrulnik, dans le prolongement de son livre, Le laboureur et les mangeurs de vent.

(EXTRAITS)

Boris Cyrulnik : "On est tous vulnérables !"

Vous vous êtes vous-même penché sur le "vivre ensemble" dans un ouvrage collectif intitulé "Imaginer le monde de demain". Vous y écrivez : "Les progrès technologiques dont on profite tous stoppent l’empathie. Empathie qui est importante pour le ‘vivre ensemble’. Plus un enfant passe d’heures devant un écran, plus il arrête son processus d’empathie, cette aptitude à se décentrer de son monde mental pour éprouver le plaisir et l’étonnement à visiter le monde mental de quelqu’un d’autre.’" Peut-on oser dire qu’en matière de liens humains, c’était mieux avant ?

C’est la question des écrans, c’est la question des sciences modernes, c’est la question du travail moderne. On fragmente le savoir et on isole de plus en plus. Par exemple, l’écran méduse les enfants et les ados. Devant les écrans, ils acquièrent la passivité - ce n’est pas une relation. Dans une relation, on se parle, on se coupe la parole, on se répond. Les enfants, devant un écran, se taisent et n’apprennent rien. Les mamans ont tort d’obtenir la sagesse ou plutôt le silence des enfants en allumant leurs smartphones. Elles obtiennent leur silence au prix exorbitant d’une altération du développement. La consommation des écrans se fait aux dépens des apprentissages, et de l’effort associé à ces apprentissages. Au cœur de tout cela, c’est la mise en place d’un sentiment qu’on nomme l’empathie. L’empathie est ce qui nous permet de moraliser "le vivre ensemble". Mais quand il y a trop d’écrans, on n’apprend pas cette régulation.

Le lien avec les autres, précisément, mérite un effort de notre part ?

De l’effort et du plaisir. C’est un effort, quand je dois apprendre à parler, pour être compris. Je dois aussi apprendre à me contraindre. L’inhibition fait partie de la relation. C’est un plaisir, l’effort, car, en échange, je peux gagner une bonne relation.

Dans une interview dans "La Libre" au printemps, concernant votre ouvrage récent "Le Laboureur et les Mangeurs de vent", je saisis une phrase qui parle de l’importance du lien dans la construction individuelle. "Quand les mille premiers jours dans la vie d’un enfant sont bien réussis, 70 % des enfants ont acquis ce que l’on appelle un ‘attachement-sécure’. Ces enfants-là cultiveront un degré de liberté intérieure, ils accepteront ou non une idée qui leur sera proposée, ils bénéficieront d’une souplesse de pensée, d’une capacité d’évaluer et de juger par l’estime de soi et la confiance qu’ils auront pu faire grandir en eux."


Retour sur un entretien de Bosco d’Otreppe avec Boris Cyrulnik [1]

Qui sont les “mangeurs de vent”  ?

Le mangeur de vent est celui qui gobe, qui avale tout récit sans fondement. On lui raconte quelque chose qu’il croit (la supériorité de la race aryenne sur les autres, par exemple), et à partir de laquelle il construit un système logique sans racine, coupé du réel. Ce type de “délire logique” est à la base des récits totalitaires.

Certaines personnes sont-elles plus propices à devenir des mangeurs de vent  ? Vous notez à cet égard l’importance des 1000 premiers jours de nos vies  ?

Je reprendrais votre question en l’abordant dans l’autre sens. Quand les 1000 premiers jours sont bien réussis, 70 % des enfants ont acquis ce que l’on appelle un “attachement sécure”. Ces enfants-là cultiveront un degré de liberté intérieure, ils accepteront ou non une idée qui leur sera proposée, ils bénéficieront d’une souplesse de pensée, d’une capacité d’évaluer et de juger par l’estime de soi et la confiance qu’ils auront pu faire grandir en eux. Cela veut dire que 30 % des enfants, même quand ils ont été bien entourés, ont acquis des facteurs de vulnérabilité. Ces enfants, à la pensée plus rigide, seront moins capables de juger un postulat qui leur sera soumis, même quand il reposera sur du vent. Ils seront davantage vulnérables, notamment durant l’adolescence – période des rêves et des fragilités – ou lorsqu’ils seront adultes, même équilibrés, mais qu’ils seront en situation de détresse. Ces personnes risquent alors de faire confiance à un sauveur, escroc culturel auquel ils donneront tous les pouvoirs. Voilà pourquoi de nombreux dictateurs ont été élus démocratiquement par des peuples en difficulté.

Comment expliquez-vous le fait que l’embrigadement dans une idée, que la soumission à une idéologie ou à un sauveur soit si agréable  ?

Car l’embrigadement provoque un sentiment de solidarité extrême. “Je ne suis plus tout seul”, se dit-on. On récite en rythme les mêmes slogans, on marche au pas, on s’habille de la même manière, on partage une même certitude, une même vision claire du monde. Quand un esprit est en déroute, tout cadre le sécurise, surtout s’il est extrême. Une amie qui a été embrigadée dans les jeunesses hitlériennes racontait que cela a été un grand moment de bonheur dans sa vie. Au contraire, la liberté intérieure se paye cher. Hannah Arendt a perdu tous ses amis quand elle a osé écrire que le nazi Adolf Eichmann était un petit monsieur et non un monstre sanguinaire. Elle s’est retrouvée seule quand elle a osé dire que des juifs collaboraient avec la Gestapo dans certains ghettos. Elle introduisait de la nuance, gardait sa liberté intérieure dans un contexte où les gens avaient besoin d’idées claires. Quand on questionne une croyance commune, on est perçu comme un traître.

Nous pouvons “organiser autour des enfants un milieu sécurisant qui leur donnera le plaisir d’explorer. Nous leur proposerons plusieurs figures d’attachement pour leur apprendre à aimer de diverses manières”, écrivez-vous…

Le psychanalyste anglais John Bowlby précisait qu’il faut une constellation affective de 6 à 8 figures d’attachement. Cela offre au bébé des facteurs de protection.

Pendant les 1000 premiers jours – jusque l’apparition de la parole – il faut sécuriser les femmes par la présence de l’entourage, d’un conjoint grâce au congé de paternité… Une mère sécurisée devient sécurisante pour son enfant. Celui-ci bénéficie alors autour de lui de tout ce dont il a besoin pour se développer. L’école doit également être davantage ouverte aux langues étrangères, aux cultures, aux rencontres. Découvrir qu’il y a d’autres cultures, d’autres religions qui proposent des conditions humaines différentes et respectables, est capital. Si un jeune est prisonnier d’une seule représentation du monde, il sera bien à l’intérieur de celle-ci, mais en déroute dès qu’il sera soumis à l’altérité. Il sera alors plus rapidement tenté de céder aux approches d’un gourou.

Quand on a été entouré par un système protecteur, on résiste mieux quand un malheur de la vie arrive, on a davantage les capacités d’aller chercher la main ou la parole qui nous est tendue, on développera plus facilement un processus de résilience. Au contraire, en cas de vulnérabilité, on s’en remettra totalement à un sauveur la pensée univoque auquel on va donner le pouvoir de nous escroquer. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’offrir à nos enfants 6 à 8 figures d’attachement, ainsi que des systèmes sociaux tels le scoutisme ou l’année sabbatique après le baccalauréat qui apprend à quitter ses parents sans conflit. J’ajouterais qu’il est nécessaire de ralentir le développement des enfants pour leur donner confiance en eux. Un enfant dont le développement est ralenti, qui vit sa scolarité plus facilement, acquiert un facteur de protection, une bonne estime de soi.

Que voulez-vous dire par ralentir le développement  ? Ne pas considérer un enfant de 8 ans comme un adolescent ni lui demander de poser des choix d’adultes  ?

C’est cela, mais on peut même ralentir en amont. C’est ce qu’on fait les pays d’Europe du Nord. Ils commencent par exemple la notation scolaire à 11 ans. On découvre dans leurs écoles une ambiance très souriante, car on ne brutalise pas les enfants. On leur dit : “Ce que tu n’as pas compris aujourd’hui, ce n’est pas grave. On refera l’exercice demain et tu comprendras”. Les notations arrivent donc à 11 ans, et à 15 ans ils sont médaillés d’or aux évaluations Pisa. J’ai été invité à travailler au Japon et en Chine où ils font exactement l’inverse. Ils surstimulent les enfants, et le résultat c’est que certains obtiennent des résultats stupéfiants, mais que l’école est devenue une nouvelle forme de maltraitance pour les autres. Le prix humain est exorbitant  : le suicide des filles augmente et le décrochage des garçons est faramineux. Au Japon, 30 % des adolescents refusent d’avoir des relations sexuelles tant ils ont peur de l’altérité. Le syndrome d’isolement hikikomori apparaît désormais en Italie avec les jeunes que l’on surnomme les “retirés”. La réussite d’une minorité se paye par le malheur d’une majorité d’enfants. Au contraire, ralentir le développement des enfants, c’est gagner du temps.

La puissance des liens.

Une thématique à remettre au centre de nos vies

Le lien, c’est ce qui fait ni plus ni moins un bon citoyen ?

Absolument. Ces 70 % d’enfants qui ont un attachement-sécure, même s’ils vivent une situation compliquée, se débrouillent. On observe les chiffres des consultations en pédopsychiatrie. Les 30 % d’enfants qui n’ont pas reçu un attachement-sécure représentent plus de 90 % des consultations. D’où l’importance des mille premiers jours dans la vie d’un enfant. (...) cet enfant troublé n’apprend pas les rituels d’altérité. Il n’apprend pas le sens de l’autre.

Vous écrivez aussi : "Un ado qui fréquente les écrans plus de trois heures par jour apprend à devenir pervers, c’est-à-dire ne pas s’intéresser au monde de l’autre, étant entendu que la définition de pervers est celui ou celle qui vit dans un monde centré sur lui-même." Cela veut dire que si on ne prend pas garde à l’importance du lien humain, on risque de fabriquer un monde de pervers ?

J’emploie le mot "pervers" au sens freudien du terme, c’est-à-dire quand il n’y a pas d’altérité pour un individu et que c’est son seul plaisir qui compte. Et cela arrive quand un individu n’a pas appris à vivre avec les autres. Lorsque les ados ont été isolés par les deux années de Covid, certes, ils ont moins souffert en se mettant devant les écrans, mais ils ont probablement court-circuité leurs cerveaux. D’ailleurs, certains ados connaissent des difficultés d’adaptation au retour de la vie normale. Il leur faudra plusieurs années pour faire ce qu’ils auraient fait en un an ou deux.

Même quand on a acquis l’attachement-sécure, ce qui nous permet de nous socialiser, on reste vulnérable. On a tous l’expérience du deuil, de l’échec aussi ; cette vulnérabilité on peut la transformer en un bienfait, il faut apprendre à s’exprimer, On a besoin des autres et on doit faire attention aux autres. Cette vulnérabilité est à la source de l’apprentissage des relations verbales, affectives, et culturelles. Les romans, les films racontent cela… Et d’ailleurs, je pense que la culture est un moyen de lutter contre la vulnérabilité qu’on a tous en soi.

Les politiques récupèrent toujours les notions philosophiques ou biologiques. Les politiques ont usé de cette expression "créer du lien", mais dans le clan. Dans le clan, on est bien, on est solidaires, sécurisés, on a les mêmes vêtements, les mêmes mots. Le clan est une préparation à l’amour du même, et à la haine du différent. Le politologue Jérôme Fourquet parle de "l’archipélisation" de la société. C’est un plaisir immédiat, le clan, c’est un processus archaïque de socialisation, et ça devient fulgurant avec les réseaux sociaux. Si on veut lutter contre ce "vivre ensemble" de clan, il est important de dire qu’il est agréable de faire l’effort de découvrir d’autres cultures et valeurs.

Le lien c’est quelque chose qui se travaille, donc ?

C’est pour cela que j’emprunte la métaphore désormais entrée dans la culture : "On tisse, on tricote des liens." Notre culture technologique avait fragmenté le savoir et le lien. Mais, il faut y être attentif, c’est un effort physique. Et, dans les mois qui viennent, il faut qu’on change nos valeurs. Il faut faire l’effort d’apprendre les autres cultures, les autres langues…

À lire, pour compléter le propos,https://quartierlibre.coop/ebook/9782818810408/imaginer-le-monde-de-demain-42-penseurs-a-l-ep--collectif-xavier-pavie-maxima, un ouvrage collectif avec Boris Cyrulnik, Jacques Attali, Luc Schuiten, Antoine Compagnon, André Comte-Sponville, Michel Serres… Aux éditions Maxima

Extraits de Boris Cyrulnik : "On est tous vulnérables !"
Journées Émergences, à Bruxelles, les 1er et 2 octobre.

Aurore Vaucelle, La Libre, Publié le 23-09-2022