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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Les pistes ouvertes par Luc de Brabandère
Article mis en ligne le 25 juin 2021
dernière modification le 30 juin 2021

Je me suis souvent intéressé aux réflexions de Luc de Brabandère, philosophe d’entreprise, auteur créatif, original et souvent très pratique.

En voici quatre. J’ai choisi quelques extraits, parus récemment, qui m’ont paru bien stimulants...

 Repenser nos catégories.
 Comment (ré)agir face aux trois défis d’Internet : comprendre, inventer et décider.
 Arrêtons de parler de "digitalisation".
 Internet et la nécessaire réinvention du capitalisme.

 Repenser nos catégories.
Merci les catégories. Leur usage nous permet de formuler des jugements et de construire de raisonnements, de penser au monde et même de l’améliorer. Mais elles ont trois caractéristiques qui peuvent poser de sérieux problèmes si on les ignore.

 Comment (ré)agir face aux trois défis d’Internet : comprendre, inventer et décider
Techniquement une machine ne peut être créative, et éthiquement une machine ne peut faire des choix de société. C’est à nous de le faire et de mener la danse.

 Arrêtons de parler de "digitalisation".
Ce n’est pas parce que l’on peut remplir un formulaire en ligne qu’il devient plus utile. Dans un monde numérique, les administrations, comme la société, ont besoin de nouveaux projets, de nouvelles pratiques. Pas seulement de nouveaux outils informatiques.Ce n’est pas parce que l’on peut remplir un formulaire en ligne qu’il en devient automatiquement plus utile, ce n’est pas parce qu’on peut visualiser en 3D une demande de permis de bâtir que les lois de l’urbanisme en sont plus adéquates, ce n’est pas parce que chaque fonctionnaire dispose d’un matériel à la pointe que soudain son plan de carrière est mieux géré.

 Internet et la nécessaire réinvention du capitalisme.
Dans le capitalisme numérique, nous sommes devenus de l’information. Nous croyons recevoir, mais en réalité nous donnons. Et quand nous achetons, nous sommes également vendus. 


Repenser nos catégories.

Si nous sommes capables de "penser" - quel que soit le sujet, quel que soit le moment -, c’est parce que nous utilisons un outil bien précis, un outil très puissant formalisé il y a 2400 ans par un des plus grands génies de tous les temps, Aristote. Cet outil a pour nom "catégorie". Consciemment ou non, nous raisonnons en effet à propos des choses en les simplifiant, en négligeant les nuances et en les mettant dans des cases.

Si vous vous y retrouvez dans votre bibliothèque, c’est parce vous avez utilisé ou créé des rubriques, des sections, bref des catégories.

Merci les catégories. Leur usage nous permet de formuler des jugements et de construire de raisonnements, de penser au monde et même de l’améliorer. Mais elles ont trois caractéristiques qui peuvent poser de sérieux problèmes si on les ignore.

D’abord, elles n’existent pas ! Un "philosophe" par exemple n’existe pas. Vous ne pouvez dire où il habite, ni le dernier livre qu’il a lu. Une catégorie est une construction de l’esprit, elle est une étiquette que l’on choisit de mettre sur un tiroir, mais elle n’est dans aucun tiroir.
Ensuite, elles sont rigides et figées dans un monde qui ne l’est pas. Donc un jour ou l’autre elles deviennent inadaptées, et elles doivent alors laisser la place à de nouvelles catégories. Quel sens y a-t-il encore aujourd’hui à parler de "conjoints aidants", de "classes moyennes" ou d’ "intercommunales" ?
Enfin elles sont floues. Si un directeur de supermarché organise une partie de son magasin en pensant par exemple aux "jeunes mamans", il augmentera peut-être son chiffre d’affaires, mais s’il essaye de définir exactement ce qu’est une jeune maman, il perdra certainement son temps.

Il n’y a pas de science de la catégorisation. Une catégorie a toujours un côté arbitraire, subjectif et conventionnel. Elle n’est donc jamais vraie ni fausse, et la seule manière de l’apprécier est de voir son utilité. Pour le gérant du supermarché, la catégorie "jeunes papas" regrouperait autant de monde que celle des "jeunes mamans", mais elle serait probablement moins utile. Tout comme le seraient la catégorie des "clients gauchers" ou celle des "passionnés de généalogie".

Des hypothèses boiteuses

Aristote ne s’était pas tracassé outre mesure de ces défauts de fabrication, car ce qu’il voulait avant tout c’était établir les lois de la logique, la science du raisonnement correct.

Il était parti d’un constat : le verbe "être" peut s’utiliser de manière très différente. On s’en rend compte en comparant des petites phrases comme "nous sommes cinq, nous sommes jeudi, nous sommes à Anvers, nous sommes pressés, nous sommes des êtres humains" ou, plus simplement encore, "nous sommes". Même si ces six phrases peuvent décrire une même situation, le verbe "être" s’y donne à chaque fois de manière différente car il renvoie respectivement à la quantité, à l’espace, au temps, à la qualité, à l’essence ou à l’existence.
Cette intuition a conduit Aristote à l’idée de "catégorie" au prix de deux hypothèses très contraignantes :

Une catégorie est homogène : il n’est pas possible d’être un peu consultant ou beaucoup consultant. Non, on est consultant ou on ne l’est pas.
Une catégorie est décidable : il est toujours possible de dire si quelqu’un est consultant ou ne l’est pas.

Ce n’est évidemment pas le cas. Car les catégories ne sont pas homogènes - on le sent, un taxi est un peu plus un "véhicule" qu’un tank ou qu’une navette spatiale - et elles ne sont pas décidables - le vin n’est-il pas aussi un jus de fruit ?

Inventer de nouvelles catégories

L’expression "Changer de catégorie" peut se comprendre de deux manières différentes. Ou bien il s’agit de passer d’une catégorie existante à une autre, comme un club de football qui monte de division. Ou alors il s’agit d’inventer une autre manière de diviser !

C’est de cette deuxième compréhension qu’il s’agit évidemment ici. Le monde change sous nos yeux, mais nous continuons à utiliser des catégories choisies il y a 70 ans ou plus. Nos conceptions de l’enfance, de la formation, des stades de la vie sont plus anciennes encore.
La Belgique doit donc imaginer de catégoriser autrement non seulement les citoyens mais aussi les entreprises et les secteurs d’activités. Le sauvetage de la sécurité sociale et de ce qui tient le pays ensemble est à ce prix.

En 1800, dans aucun pays du monde l’espérance de vie à la naissance ne dépassait 40 ans.
En 1950 seul 5 % de la population mondiale avait plus de 65 ans, aujourd’hui plus de 8 % des Terriens ont dépassé cet âge et, en 2050, le chiffre pourrait atteindre 16 % ! La démographie est prévisible. D’ici 2100, le ratio des plus de 65 ans par rapport aux gens qui travaillent devrait tripler !

La génération de l’après-guerre, dite du baby-boom, est aujourd’hui mise dans la catégorie des "retraités" ou des "pensionnés".

Mais quels vilains mots ! La retraite ? Cela me fait penser à la retraite de Russie, ce mot évoque l’abandon, la défaite, la fuite, l’échec. La pension ? Cela me fait penser au bâtiment où l’on met son chien pendant les vacances, ce mot évoque l’enfermement, l’ennui, l’inaction, la solitude. Alors que, pour la plupart, les "retraités" et les "pensionnés" témoignent quotidiennement du contraire. Ils sont dans l’action, la solidarité, le lien, la transmission, l’ouverture.

Ceci n’est qu’un exemple parmi d’autres - pas vraiment choisi au hasard, je le concède - mais tous concordent à dire la même chose : l’heure est venue d’inventer de nouvelles catégories.


Comment (ré)agir face aux trois défis d’Internet : comprendre, inventer et décider

Techniquement une machine ne peut être créative, et éthiquement une machine ne peut faire des choix de société. C’est à nous de le faire et de mener la danse.

(...) Les deux premiers chocs technologiques (la généralisation du code binaire et l’invention d’Internet) ont permis beaucoup plus et souvent beaucoup mieux de la même chose. Ce qui se passe aujourd’hui est autre chose. Du jamais-vu.

La question n’est plus tant de savoir si la transformation digitale de nos institutions privées et publiques est une bonne ou une mauvaise nouvelle, car elle est inéluctable. La question est de savoir si nous allons la conduire ou en être les victimes.
Depuis longtemps, j’invite à choisir la première option. Il nous faut donc occuper le terrain là où l’ordinateur ne peut aller, dans les deux sens du mot "pouvoir". Techniquement une machine ne peut être créative et éthiquement une machine ne peut faire des choix de société. Cela se traduit pour nous par un double impératif : inventer et décider.

Un ordinateur ne sera jamais créatif

L’imagination est improgrammable. Par définition. La créativité est ce joyau nécessairement humain fait d’intuition, de curiosité, de doute, de questionnement, d’analogie ou encore d’étonnement, autant de démarches qui échappent à toute tentative de modélisation scientifique. S’il existait les règles de la créativité, ce ne serait plus de la créativité, mais simplement de l’innovation.

Quiconque cherche les lois des grandes trouvailles tombe nécessairement sur une impasse. Pour avoir beaucoup d’idées, faut-il avoir le confort ou l’inconfort ? Faut-il être seul ou en groupe ? Faut-il savoir beaucoup de choses ou bien être un ignorant ?

Toutes ces questions sont indécidables, les exemples et contre-exemples foisonnent. Souvenons-nous du sage qui disait "Si sur la route à un moment tu arrives à une fourche, prend s-la !"

Même le plus puissant des programmes ne peut sortir de lui-même, et c’est à la fois notre privilège et notre responsabilité de ne pas être programmés.
Un ordinateur ne sera jamais responsable

Ce qui nous amène au deuxième impératif : contrer le laisser-faire technologique et décider nous-même des principes d’une société juste dans un monde qui ne ressemble plus à celui dans lequel nous avons grandi. La philosophie est souvent regroupée autour de deux piliers principaux : l’art de penser et l’art de vivre. Et il est utile de les pratiquer dans cet ordre-là. Internet ou pas, plus que jamais il nous faut comprendre, inventer et décider. Et il y a du boulot !

Décidons pour commencer d’utiliser les mots adéquats. J’ai vu l’autre jour une publicité pour un parking "intelligent" ! Cela vous plairait qu’on dise de vous que vous êtes intelligent comme un parking ? De même quand on dit d’un frigo qu’il est intelligent parce qu’il fait "beeep" quand on oublie de fermer la porte, c’est mettre la barre de nos ambitions intellectuelles vraiment fort bas…

La regrettée France Gall chantait "Résiste !" C’est elle qui a raison, plus que jamais.

(1) : "Petite philosophie de la transformation digitale". Éditions Belles lettres. 2019

Lire l’article entier ICI.


Arrêtons de parler de "digitalisation"

Ce n’est pas parce que l’on peut remplir un formulaire en ligne qu’il devient plus utile. Dans un monde numérique, les administrations, comme la société, ont besoin de nouveaux projets, de nouvelles pratiques. Pas seulement de nouveaux outils informatiques.Ce n’est pas parce que l’on peut remplir un formulaire en ligne qu’il en devient automatiquement plus utile, ce n’est pas parce qu’on peut visualiser en 3D une demande de permis de bâtir que les lois de l’urbanisme en sont plus adéquates, ce n’est pas parce que chaque fonctionnaire dispose d’un matériel à la pointe que soudain son plan de carrière est mieux géré.

La "digitalisation" des procédures existantes n’est en rien une garantie ni de leur pertinence, ni de leur équité. Et elle exclut de facto une partie de la population. Au guichet de certaines administrations, il est désormais demandé de payer "sans contact". C’est tout dire…

La suite de l’article est passionnant. Aussi, je le reprend en entier ICI.

On retrouvera l’article original paru dans La Libre le 25 mars 2021.

Note : dans le même ordre d’idée, écouter l’entretien avec Alexandre Lacroix (Au bout du jour - 25 juin 2021) :

Comment ne pas être l’esclave du système ?

C’est ICI.


Internet et la nécessaire réinvention du capitalisme

Une opinion de Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise, conférencier et auteur(*).
Publié dans La Libre le 05-09-19

Dans le capitalisme numérique, nous sommes devenus de l’information. Nous croyons recevoir, mais en réalité nous donnons. Et quand nous achetons, nous sommes également vendus.  

Aujourd’hui, on achète autrement et on se soigne autrement, on voyage autrement et on enseigne autrement. Depuis qu’Internet est accessible quasi partout, notre vie quotidienne est très différente de ce qu’elle a été. Ce bouleversement de nos pratiques est flagrant, mais ce n’est que la partie visible du cloud numérique. Au-delà des changements vécus individuellement, d’autres ruptures se produisent en effet, en profondeur. Moins immédiates et plus sociétales, elles nécessitent une analyse, car elles sont plus importantes encore.

L’une d’entre elles concerne le système économique, c’est-à-dire le cadre dans lequel les biens et les services s’échangent. Avec la digitalisation du monde, les principes mêmes du capitalisme se trouvent déstabilisés et de multiples dérapages se produisent.

Il nous faut réinventer le capitalisme

Commençons par nous interroger. Comment des entreprises comme Google ou Facebook qui nous offrent tout quasi gratuitement se trouvent être aujourd’hui parmi les plus riches du monde ? Pourquoi appelle-t-on économie "de partage" un système où des entrepreneurs amassent une fortune personnelle de plusieurs dizaines de milliards ? Drôle de partage, non ? Pourquoi appelle-t-on économie "collaborative" un système hypercentralisé où les géants de l’Internet savent tout de nous, mais où nous ne savons quasi rien d’eux ? Drôle de collaboration, non ? Les paradoxes de ce type sont nombreux, et il faut rappeler que l’économie "circulaire" a néanmoins un centre !

En consommant, nous produisons

Dans le capitalisme numérique, nous sommes avant tout de l’"information". Notre valeur est l’ensemble des traces que nous laissons, tel un sillage, en utilisant Internet. Et cette valeur est énorme, car elles disent quasi tout de nous. Si je connais l’ensemble de vos clics, je sais où vous êtes, ce que vous faites et quand vous le faites. Je connais vos goûts, vos préférences, vos habitudes. Je devine vos convictions et vos désirs. Même sans cliquer, vous laissez des traces ! En écoutant de la musique, en préparant un risotto avec un robot de cuisine dernier modèle, en utilisant un GPS, en jouant à Pokemon Go ou en mettant l’alarme de votre habitation, vous dites des choses sans vous en rendre compte. Si vous utilisez un baby-phone connecté, votre nouveau-né qui ne parle pas encore dit pourtant beaucoup de choses aussi ! Et comme si cela ne suffisait pas, les caméras de reconnaissance faciale sont tellement efficaces qu’elles font maintenant parler les muets.

La valeur de toutes ces informations est immense et les entreprises se les arrachent pour mieux vous vendre, vous séduire, vous convaincre et surtout pour faire de vous un client captif.

Ce capitalisme des données n’a pas grand-chose à voir avec son modèle précédent. Avant, le moteur de l’économie était la tension entre l’offre et la demande, supposée activer et réguler le marché. Mais aujourd’hui grâce aux portraits robots dont les entreprises disposent, elles peuvent tout nous offrir avant même que nous le demandions !
La confusion qui en suit est totale. Car en nous informant sur Internet nous informons, et en consommant nous produisons. Nous croyons recevoir, en réalité nous donnons et quand nous achetons, nous sommes également vendus !

On dit qu’Internet supprime les intermédiaires. Non, nous court-circuitons les petits intermédiaires qu’on était libre de choisir, pour devenir prisonnier de gros intermédiaires qu’on ne choisit pas. Avec Internet, les petits hôtels deviennent certes tout à coup visibles par des millions de touristes, mais ce ne sont plus les propriétaires qui décident de leurs tarifs. À laisser faire, le petit hôtel sera tout le temps rempli, mais ne gagnera plus d’argent !

Pour un capitalisme sobre

Différentes expressions sont utilisées pour parler des déformations néfastes du système.

Suivant l’angle choisi, on parle de
 capitalisme linguistique. Les mots - en devenant "mot-clé" - devinent l’objet de vente aux enchères. Avant, le luthier vendait des violons. Aujourd’hui, il devrait d’abord acheter à Google le mot "violon".

 Capitalisme du doute. Que font les lobbys industriels ? Quel est finalement leur métier ? En un mot, leur produit c’est le doute. Ce qu’ils vendent, c’est leur capacité à déstabiliser le législateur en décrédibilisant la science.

 Capitalisme de la surveillance. Ce qui a de la valeur c’est la capacité d’espionner. Internet y joue le rôle de cheval de Troie ou de miroir sans tain.

 Capitalisme de casino. Le bitcoin et maintenant la libra ne sont pas des monnaies, puisqu’il n’y a pas de politique monétaire.

 Capitalisme de l’attention ou de l’addiction. Certaines applications sont pensées pour générer une distraction permanente et compulsive, pour connecter les gens en les déconnectant d’eux-mêmes.

Depuis une trentaine d’années, la prise de contrôle par les financiers a causé une première déviation de l’économie avec des conséquences néfastes sur l’équité et l’écologie.

Internet est l’occasion d’un second dérapage, plus violent encore. La "main invisible" semble être devenue celle d’un robot. Mais ce serait plutôt celle d’un robot tueur dont l’intelligence artificielle ne lui permet pas de comprendre qu’il va se tuer lui-même.

Tout cela n’est pas bon, et il nous faut remettre le capitalisme au milieu du village mondial. Il nous faut inventer un "capitalisme.com" sobre et juste avant que la seconde partie du monde ne soit connectée. Il en va de la liberté d’entreprendre, il en va de notre liberté tout court.