"La réactivation politique de l’islam représente une menace mortelle pour la gauche"
Bosco d’Otreppe
Publié dans La Libre le 28-02-16
Qu’est donc ce silence religieux que vous évoquez dès le titre de votre livre ?
Ce livre tente de comprendre la sidération et le mutisme qui ont frappé la classe politique et les intellectuels après les attentats parisiens de 2015. La plupart d’entre eux ont été incapables d’affronter la dimension religieuse de ces attentats, pourtant commis par des hommes qui se réclamaient sans cesse de Dieu. Le premier réflexe des intellectuels et des plus hautes instances de l’Etat a été de marteler que ces attentats n’avaient "rien à voir" avec l’islam. Bien sûr, il y avait là une volonté louable de prévenir les amalgames entre islam et terrorisme, Mais à mes yeux, cela témoignait également d’un immense déni à l’égard du religieux. Lors des manifestations du 11 janvier, le silence de la foule soulignait une incapacité à nommer les choses. Si les attentats avaient été commis par l’extrême droite, il y aurait eu des banderoles et des slogans tout trouvés. Mais dans ce cas, nous étions dans l’incapacité à mettre des mots sur la menace, car nous avons oublié ce que peut être la puissance du religieux.
Pourquoi ?
J’y vois d’abord une raison d’ordre général. Nos sociétés sont "sorties" du religieux, selon le mot de Marcel Gauchet, et nous avons tendance à considérer la religion comme une illusion qui appartient au passé. Alors, quand tout d’un coup la religion se rappelle à notre souvenir sous ses formes les plus brutales, quand des hommes sèment la terreur en invoquant le ciel, nous tombons des nues. C’est étrange, car après tout, en Occident aussi, pendant longtemps, nous ne pouvions rien penser, ni notre existence quotidienne, ni nos rapports à l’autorité ou à l’histoire sans nous référer à Dieu.
Mais après des siècles de sécularisation, tout se passe comme si nous avions oublié cette force du religieux, du religieux non pas simplement comme discours, mais comme croyance vécue, comme certitude intime, comme rapport à des textes sacrés. Dans cette gigantesque amnésie collective, la gauche a joué un rôle avant-gardiste. Particulièrement en France, où elle s’est largement construite dans un fantasme d’éradication à l’égard du religieux.
Quelles en sont les conséquences ?
Il en découle une impuissance à prendre la religion au sérieux. Pour la gauche, la religion n’a pas de réalité propre, elle est forcément le symptôme ou le voile d’autre chose : de la crise économique, ou des intérêts géopolitiques, par exemple. Voyez ce qui se dit à propos de la tentation djihadiste. On nous explique sans cesse que ces jeunes sont victimes de la crise sociale, du malaise générationnel, de l’addiction à Internet ou aux jeux vidéo… Tous ces facteurs sont évidemment à prendre en compte, mais ce qui est incroyable, c’est que la religion elle-même n’est jamais envisagée comme une causalité. Or, la religion peut être une cause à part entière, il arrive même qu’elle soit la cause la plus active des événements. Mais la gauche s’obstine à évacuer une telle éventualité.
Y a-t-il une peur face au retour du religieux ?
Oui. Il y a à la fois du déni et de la terreur. Le discours que je nomme "rien-à-voiriste", et qui consiste à dire que les attentats n’avaient "rien à voir" avec la religion, est aussi le signe que la gauche est prise de panique face à une réalité qu’elle n’est pas armée pour affronter. Il y a une terreur à l’égard d’un phénomène qui nous est devenu étranger.
Vous expliquez que lorsque nous analysons le phénomène djihadiste, nous invoquons de multiples analyses sociales ou politiques, mais nous oublions d’envisager la soif d’espérance de ces jeunes. Est-ce pour cela aussi que nous avons du mal à comprendre ce phénomène ?
Une des raisons pour lesquelles la gauche a un mal fou à comprendre ce qui se passe, c’est parce qu’elle a elle-même largement oublié ce qu’est une espérance radicale, alors que depuis toujours, sa vocation a été de proposer un "au-delà" au monde présent. Même Mitterrand prétendait encore "dépasser" le capitalisme ! Or, ces jeunes djihadistes visent eux aussi un "au-delà". Regardez leurs vidéos, lisez leurs textes, vous verrez qu’ils prétendent lutter contre les injustices. Du reste, la gauche devrait être obsédée par le fait qu’aujourd’hui, le seul "au-delà" pour lequel des milliers de jeunes Européens sont prêts à mourir loin de chez eux, c’est l’au-delà que propose le djihadisme. Mais la gauche a tellement oublié ce qu’est une espérance radicale, elle a tellement refoulé ses propres sources spirituelles aussi, qu’elle est incapable de percevoir une telle espérance dans les yeux des autres.
Exemples historiques à l’appui, vous montrez dans votre livre que, dès que la gauche a voulu accompagner une révolution islamique, cette gauche a fini par être écrasée par l’islam politique. Dans notre monde globalisé, alors que l’islam porte l’espérance d’une jeunesse et que la gauche n’a plus d’espérance à proposer, cet islam politique pourrait-il définitivement enterrer la gauche ?
En effet, on observe que partout où l’islam politique a triomphé, la gauche a été écrasée dans le sang. Cela a été difficile à admettre, car la gauche, forte de son expérience d’alliance avec les chrétiens dans le cadre de la "théologie de la libération", a longtemps cru qu’elle pourrait nourrir le même compagnonnage avec l’islam politique. La déception est rude…
Plus fondamentalement, la réactivation politique de l’islam représente une menace mortelle pour toutes les gauches, réformistes ou révolutionnaires. Sur le terrain de l’espérance, dans la recherche d’un nouvel horizon à proposer, il y a aujourd’hui une concurrence, une rivalité entre la gauche profane et l’islam politique. Or, si la gauche n’arrive pas à polariser les jeunes révoltés, si elle n’arrive pas à canaliser leur rébellion, elle n’a plus guère de raison d’être. Ce risque est d’autant plus grand, pour la gauche, que le djihadisme a repris une partie de son discours et notamment la critique du capitalisme, du consumérisme, de la démocratie "bourgeoise" et de ses impostures…
Là encore, le constat s’impose, et pour la gauche il est humiliant : le djihadisme est aujourd’hui la seule "internationale" militante qui défie sérieusement l’hégémonie du capitalisme mondialisé. Sur ces terrains, si la gauche ne reprend pas la main en refondant sa propre espérance, alors elle a de gros soucis à se faire.
Repères
L’auteur : Jean Birnbaum, né en 1974, est l’actuel directeur du "Monde des livres", le supplément littéraire du journal "Le Monde". Il est également l’auteur de différents ouvrages dont "Leur jeunesse et la nôtre. L’espérance révolutionnaire au fil des générations" (Stock, 2005) et "Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française" (Stock, 2009).
Son dernier essai : (On est en 2016, il y en a d’autres depuis lors...) Alors que le milieu intellectuel français est aujourd’hui très clivé, remué par l’activisme d’une droite conservatrice, Jean Birnbaum, homme de gauche, s’adresse en priorité à son camp dans son dernier essai qu’il présente ci-contre. Mais son propos est rafraîchissant, tant il dépasse avec honnêteté les clivages politiques. A travers la gauche et le procès qu’il lui intente, celui de ne pas prendre en compte la dimension religieuse de l’humanité, c’est à l’Europe occidentale qu’il s’adresse, et c’est l’Europe occidentale qu’il dépeint.
Laïcité : Son propos est rafraîchissant également, tant il n’enterre définitivement personne. Loin du déclinisme ambiant, il se propose, avec sobriété et précision, de rappeler l’importance de renouer avec la soif d’idéal. Mais également sur la double nécessité de ne "jamais céder sur la raison, ni sur l’impératif de séparer le religieux du politique" d’une part, mais aussi, d’autre part, "de constater que les frontières de la raison politique ne sont pas si simples à tracer". Jean Birnbaum rappelle dès lors les textes de penseurs de gauche qui, pour bien distinguer les deux domaines, celui du politique et celui du religieux, rappelaient que "le mieux est encore de donner une place à l’un comme à l’autre" . Car "c’est en niant leur existence respective" , conclut Jean Birnbaum, "qu’on risque de sombrer dans une violente indistinction : qui veut séparer le politique et le théologique doit d’abord mener, à leur égard, un travail de vigilante réarticulation". De quoi inspirer les débats belges autour de la laïcité .