Cette graphie creuse peu à peu son sillon au sein de certaines institutions publiques. Même l’Office national d’information sur les enseignements et les professions (Onisep) a fini par succomber, à son tour, à ses sirènes il y a quelques mois. L’hiver dernier, l’une de ses brochures, proposée aux élèves pour les aider à rédiger leurs argumentaires censés accompagner chacun de leurs voeux dans Parcoursup, était truffée de points médians. Ce point placé à l’intérieur d’un mot afin de séparer les suffixes masculin et féminin est la bête noire des contempteurs de l’écriture inclusive, qui lui reprochent d’être illisible. En l’occurrence, le document délivrait aux lycéens et étudiants quelques éléments de langage censés mettre en avant leur motivation ("Je suis fortement/très intéressé.e par", "désireux.se de participer à", "passionné.e par"...). Il conseillait également l’emploi de différents adjectifs ("sérieux.se, actif.ve, innovant.e, consciencieux.se... ).
Le 6 avril dernier, le député (LREM) François Jolivet, après avoir pris connaissance de ce document, a exprimé sa colère sur Twitter. "L’action publique, qui s’adresse à tous nos concitoyens, n’est pas un laboratoire privé. Merci de vous conformer aux règles, et à la circulaire du 21 novembre 2017 du Premier ministre", écrit-il à l’Onisep. Allusion au texte de l’ancien chef du gouvernement, Edouard Philippe, qui recommande de "ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive", en particulier dans les textes destinés à être publiés au Journal officiel. "Outre le respect du formalisme propre aux actes de nature juridique, les administrations relevant de l’Etat doivent se conformer aux règles grammaticales et syntaxiques, notamment pour des raisons d’intelligibilité et de clarté de la norme", est-il également mentionné.
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Visiblement, l’information a échappé à l’Onisep. Ainsi qu’à d’autres acteurs de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur. "Certaines universités n’hésitent pas à employer l’écriture inclusive dans le descriptif de leurs formations", attaque encore François Jolivet qui, le 23 février dernier, a déposé une proposition de loi visant à interdire "l’usage de l’écriture inclusive pour les personnes morales en charge d’une mission de service public".
Pour l’élu, cette nouvelle graphie entrainerait une rupture d’égalité. "Elle pose des difficultés supplémentaires aux personnes "dys" - dyslexiques, dyspraxiques, dysphasiques... Nos concitoyens malvoyants ou aveugles sont également inquiets car les les logiciels de traduction qu’ils utilisent traditionnellement sont inopérants dans ces cas-là", insiste-t-il.
La première version de cette fameuse brochure de l’Onisep a été réécrite, quelques semaines plus tard, sans les fameux points médians.
(...) Dans une récente circulaire, datée du 5 mai dernier, Jean-Michel Blanquer demande clairement "aux recteurs et rectrices d’académie ; aux directeurs et directrices de l’administration centrale ; et aux personnels du ministère de l’Education nationale, de la Jeunesse et des Sports" de "proscrire le recours à l’écriture dite inclusive". "Cette écriture, qui se traduit par la fragmentation des mots et des accords, constitue un obstacle à la lecture et à la compréhension de l’écrit", insiste le ministre. Qui encourage, en revanche, "l’usage de laféminisation de certains termes, notamment les fonctions, dans le respect des règles grammaticales". En clair, l’objet actuel de la discorde est bel et bien le fameux point médian. Pour la première fois, celui-ci est clairement désigné dans une circulaire officielle.
Par Amandine Hirou
L’Express - publié le 08/06/2021
l’usage de la féminisation de certains termes, notamment les fonctions, dans le respect des règles grammaticales"
Extraits de l’article
"La langue française est elle-même un psychodrame"
Dans un essai percutant, l’éminent linguiste Bernard Cerquiglini rappelle l’âpreté des querelles sur la féminisation des mots.
Par Marianne Payot
L’Express, publié le 23/10/2018
Extraits
A vous lire, on a l’impression que la féminisation des titres et des fonctions est un long psychodrame...
Bernard Cerquiglini. La langue française est elle-même un psychodrame. On n’a cessé de se quereller à son sujet : vous procédez, comme en 1990, à une petite réforme de l’orthographe supprimant quelques circonflexes, et c’est l’affaire Dreyfus ! Le premier psychodrame à propos de la féminisation date de 1984, lorsque le gouvernement émet une circulaire demandant que les offres d’emploi de la fonction publique soient explicites, une offre au masculin pouvant décourager les candidates. Mais on manque de mots, donc on nomme une commission de terminologie, formée, notamment, de linguistes, et présidée par Benoîte Groult. Elle reprend ce qui a déjà cours au Québec, en Belgique et en Suisse, où le mouvement pour la parité et l’accession des femmes à tous les emplois ont débouché sur l’introduction de titres féminins : directrice, professeure, générale, écrivaine.. En France, ça coince. L’Académie française, arguant de la prétendue neutralité du masculin, s’y oppose avec une vigueur incroyable et un mépris sidérant.
Grand moment de crispation, décembre 1997...
Il débute avec l’arrivée du gouvernement Jospin, dans lequel Elisabeth Guigou est la première titulaire d’un ministère régalien, la Justice. Tout le monde se récrie : "Que va-t-on dire ? ’Gardienne’, ’gardeuse’ des sceaux ?", ce qui est ridicule, "garde" ayant une forme identique au masculin et au féminin. Avec Elisabeth Guigou, toute une série de ministres - Martine Aubry, Marie-George Buffet... - publient, très tranquillement, une circulaire interne préconisant la formule "Madame la ministre". Jospin est convaincu, tout comme Jacques Chirac. L’Académie se sent trahie.
Or, ”écrivaine”, tout comme "poétesse" ou "autrice" est attesté depuis des lustres. Jusqu’au XVIIe siècle.
Que se passe-t-il après le XVIIe ?
On assiste à un grand renfermement des femmes, qu’accroît la Révolution française et qui va s’accentuer au XIXe siècle. Les hommes disposent des libertés politiques, la femme, confinée à la cuisine et aux alcôves, n’existe plus que par rapport au mari. On masculinise le français, et c’est ce féminin conjugal, traduction dans la langue du statut de la femme, que les immortels continuent de considérer comme la norme. Alors que, dans la première édition de son dictionnaire, en 1694, l’"ambassadrice" est une femme chargée d’une ambassade, elle devient soudain l’épouse de l’ambassadeur. Aujourd’hui encore, dans le dictionnaire de l’Académie, "ministre" et "auteur" sont présentés comme des noms exclusivement masculins. Et rappelons-nous du communiqué officiel de 1988, "le capitaine Prieur est enceinte", construction syntaxique délirante due au diktat des immortels. Ainsi, depuis mai 2018, Hélène Carrère d’Encausse, comme le signale sa fiche, n’est plus "historien", mais "historienne". C’est un début.
Aujourd’hui, c’est d’un dictionnaire de la francophonie, mondial, électronique, associatif, cumulatif, que nous avons besoin.
Vous refusez le purisme de l’Académie, mais aussi l’écriture inclusive, préconisée notamment par des militantes féministes...
L’écriture inclusive, avec ses points et ses parenthèses, me gêne car elle complique. Les progressistes, dont je fais partie, ont à coeur de rendre les textes plus compréhensibles. Et puis, on a du mal à la vocaliser. Alors que la langue a tout ce qu’il faut pour faire le distinguo : on dira "les voyageurs sont priés de descendre", mais "les candidats et les candidates sont convoqués au lancer de poids". Ça fonctionne, c’est simple.
La féminisation des noms est-elle complexe ?
Non, les seuls petits problèmes morphologiques concernent les noms en "eur" - professeur, ingénieur, etc. Ils ont été résolus par le suffixe québécois "eure". Cette terminaison, qui s’enracine dans une pratique médiévale, est le suffixe féminin de la modernité. Il est élégant, simple, et sans mauvaise connotation, comme le sont entraîneuse, coureuse, etc. Ainsi, on dit une professeure, une procureure, une ingénieure, une auteure. Logiquement, je devrais favoriser "autrice". Mais, ayant déjà à mon actif la réforme de l’orthographe de 1990 et un rapport sur les langues régionales, j’ai le corps couvert de cicatrices. Là, je ne veux pas provoquer, sinon je finirai fusillé dans le fossé de Vincennes un jour ou l’autre.
Le ministre est enceinte, ou la grande querelle de la féminisation des mots, par Bernard Cerquiglini. Seuil, 206 p., 16 €.