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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Etats d’âme avec Tahar Ben Jelloun
Article mis en ligne le 8 août 2018
dernière modification le 10 août 2018

Né à Fès, au Maroc, Tahart Ben Jelloun obtient le prix Goncourt pour "La Nuit sacrée" en 1987. Son dernier livre "La punition", relate son séjour forcé de 19 mois dans un camp militaire.
Rencontre.
Francis Van de Woestyne
Publié dans LLB le dimanche 04 mars 2018

(...)
A l’école, vous appreniez le français le matin, l’arabe l’après-midi. Quelle est votre culture ?

J’ai une culture marocaine qui est faite de traditions, de valeurs, de principes : on ne vole pas, on ne ment pas, on ne joue pas de vilains tours aux braves gens. On vivait dans une rectitude morale qui était naturelle pour nous. Quand j’apprenais le français, je découvrais un autre monde : les manuels scolaires venaient de France. Je me souviens avoir dû résumer un texte qui racontait l’hiver, la neige, la cheminée, le chat qui ronronne. Nous n’avions pas cela à Fès. Nous n’avions pas de chauffage mais des couvertures en laine dans lesquelles on s’enveloppait.

Jeune, vous avez été longtemps malade, mais cette maladie vous a enrichi, en quelque sorte.

A 7 ans, j’étais là, dans ma chambre, je dépérissais, je m’ennuyais, mais j’ai découvert le sens de l’observation et l’imagination. Je regardais le ciel, les nuages, j’imaginais plein de choses. J’adorais raconter des histoires mais je n’avais pas les mots. Alors, j’ai commencé à dessiner.

Dans votre dernier livre, "La Punition", vous racontez votre séjour de 18 mois dans un camp de redressement où les sévices corporels étaient quasi quotidiens. Pourquoi avez-vous été arrêté ?

Etudiant en philosophie à Rabat, j’ai participé à une manifestation très pacifique. Nous avons été rejoints par des chômeurs, des ouvriers, des gens mécontents. C’est devenu un soulèvement populaire dans tout le Maroc. La répression a été féroce. Les autorités ont mis plusieurs jours pour mater la révolte. Il fallait punir les initiateurs de cette manifestation. Pour le régime de l’époque, les responsables étaient les étudiants dont j’étais. Nous avons été convoqués pour faire un service militaire dans un camp disciplinaire de l’armée : il fallait nous redresser pour avoir osé contester le régime de Sa Majesté.

Vous avez été maltraité, presque torturé…

Nous étions privés de liberté, de lecture, de musique, de tout. Ce n’était pas de la torture mais il y avait des châtiments corporels, nous recevions des coups. L’hiver, sous la neige, nous devions rester debout, peu habillés, pendant 4 heures, alors qu’il gelait ; l’été, sous 40 degrés, nous devions construire un mur absurde puis le démolir. On nous donnait à manger des choses avariées pour nous empoisonner : cela provoquait d’horribles coliques.

Qu’est-ce qui vous a permis de tenir ? Le souvenir de votre famille, de votre fiancée ?

La punition, à la fin, vous donne une énergie, une force. Le fait de nous punir de la sorte démontrait aussi que notre action n’était pas anodine. Nous avions une conscience politique ; dès lors, on résistait. J’avais aussi un monde intérieur important, imaginaire : je fermais les yeux, je récitais des poèmes d’Aragon. Je convoquais Léo Ferré. Je les écoutais dans ma tête, j’avais une excellente mémoire. C’était une expérience intense d’être dans un lieu inhumain, de fermer les yeux, d’aller ailleurs et d’écouter Ferrat chanter "Que serais-je sans toi ?"
(...)

Pourquoi avoir attendu 50 ans avant de raconter cet épisode douloureux de votre vie ?

C’est une histoire très personnelle. Je voulais répondre aussi à beaucoup d’imbéciles, des gens qui ne me lisent pas mais qui m’accusent d’avoir été un soutien indéfectible du roi Hassan II. Je n’ai jamais eu aucune accointance avec le Palais. J’avais participé à un film pour Arte sur le Maroc. J’ai passé plusieurs semaines à répondre aux insultes de la presse officielle parce que j’avais osé décrire une image du Maroc qui n’était pas bonne pour le pays en général. Mais c’était cela : des villages sans eau, sans électricité ; des écoles sans bancs, sans rien ; des villes sans hôpital… Je montrais le Maroc tel que je le voyais : délaissé par le régime de l’époque, en 1995. J’ai eu beaucoup d’ennuis.

Curieusement, quand vous êtes sorti de votre camp, vous étiez physiquement cassé mais aussi un peu "revigoré"…

J’avais un petit sentiment de supériorité par rapport à ceux qui n’étaient pas passés par là. Je pouvais tout oser, tout faire parce que j’avais payé. J’ai terminé ma licence de philo et j’ai été nommé professeur à Tétouan : j’aimais beaucoup transmettre la philosophie à mes élèves. Trois ans plus tard, nous ne pouvions plus donner cours : il y avait des tabassages incessants d’élèves, la police les poursuivait jusque dans les cours de récréation. J’ai senti que je ne pouvais plus rester dans ce pays.

Qu’est-ce qui vous a décidé à quitter le Maroc ?

L’occasion m’a été "offerte" par le général Oufkir, de sinistre mémoire. Il avait décidé de supprimer l’enseignement de la philosophie occidentale et la remplacer par la pensée islamique. J’enseignais déjà la pensée islamique mais je ne pouvais pas n’enseigner "que" cela, je voulais aussi enseigner Aristote, Plotin, Spinoza, Kant, Heidegger, Hegel. J’ai donc rompu mon contrat avec l’Education nationale et, aidé par une association caritative française, je suis parti en France en 1971, avec très peu d’argent. J’ai trouvé des petits boulots, j’ai été peintre en bâtiment, j’ai repeint des façades de plusieurs supermarchés. Mais la chance a tourné très vite et on m’a mis en contact avec le journal "Le Monde" où j’ai fait des piges.
(...)

Vous avez aussi développé une écriture "pédagogique" avec "Le racisme expliqué à ma fille", puis "L’islam expliqué aux enfants", puis le terrorisme. Pourquoi cette démarche ?

Ma fille aînée allait avoir 7 ans. Elle me posait beaucoup de questions sur le racisme. J’ai voulu lui répondre sérieusement, par écrit. Mais je n’avais pas l’intention de publier mes réponses. J’avais un manuscrit de quelques pages, je l’ai proposé au Seuil. A commencé là une aventure extraordinaire : cela m’a ouvert toutes les écoles de France et de Navarre. J’ai parcouru le monde avec ce livre qui a été traduit dans une quarantaine de langues.

"Le Coran a été l’objet d’un détournement scandaleux par des ignares et des criminels"

Vous dites : quand on lit le Coran avec les lunettes de la transparence et de l’intelligence du cœur, on se rend compte qu’il est le texte le plus farouchement opposé à l’intégrisme, au fanatisme, au djihad, à toute forme de violence politique qui détourne l’islam de son message d’humanisme et de paix. Or c’est en se référant à ce texte que des intégristes religieux ont poussé des jeunes à mener des actions suicidaires…

Le Coran a été l’objet d’un détournement scandaleux par des ignares et des criminels qui ont voulu justifier leurs actes assassins. Or, ils ont fait une lecture totalement biaisée, erronée du texte. Les textes coraniques sont complexes ; le propre même de la religion est que chacun y trouve ce qu’il veut. Sauf qu’il y a eu, dès le départ, deux écoles qui se sont affrontées à la mort du prophète, en 632. D’une part, l’école des philosophes rationalistes : pour eux, le texte coranique est symbolique, à lire de manière intelligente et métaphorique. D’autre part, l’école littéraliste a affirmé que le texte coranique était descendu du ciel et qu’il fallait le lire à la lettre, sans aucune distance ni recul. Malheureusement, c’est l’école littéraliste qui va l’emporter et répandre un islam rigoriste. C’est cet islam que nous retrouverons au XVIIIe siècle, en Arabie, là où le Coran a été révélé, dans un pays qui s’appellera plus tard l’Arabie saoudite. Le théologien qui a théorisé cela est Mohammed Abdelwahhab qui donnera naissance au wahhabisme : c’est l’esprit totalement obtus, fermé, fanatique, du Coran, c’est l’absence totale d’intelligence et des libertés : c’est la raison pour laquelle l’Arabie saoudite a un dogme répressif caricatural, tout comme le Qatar, le Soudan, le Nigeria mais aussi l’Egypte.

Pourquoi cet islam-là s’est-il imposé ?

Cette conception restrictive et fanatique du Coran a donné une grande opportunité à ceux qui s’opposaient à l’esprit occidental, à l’esprit scientifique, rationaliste, à l’esprit d’imagination.
Se basant sur cette dérive, les femmes sont voilées, les hommes conçoivent la société de façon absurde. Or c’est cet islam-là qui domine aujourd’hui parce qu’il y a un manque de pensée et de réflexion. Ceux-là ne réfléchissent pas, ils sont dans la certitude, donc dans le fanatisme.

Est-il permis de penser que l’esprit symbolique, rationaliste reprenne du terrain et que le fanatisme recule ?

L’évolution est très lente. La Turquie, pays laïc, est en train de s’islamiser. Dans les pays du Maghreb, la femme, de plus en plus, est réduite à son voile : c’est très pénible à constater, cela. L’Egypte, c’est pire. Cet islam de fermeture, d’extrémisme correspond en réalité à une volonté de s’opposer à tout ce qui vient de l’Occident et tout ce qui va avec, comme la démocratie. Pour eux, il ne fait pas de doute qu’un jour l’islam régnera sur la planète. Ils sont convaincus que l’islam sera l’unique religion et que les autres religions seront balayées par le temps.

Que peut faire l’Occident ?

Ce n’est pas l’Occident qui va arranger quoi que ce soit. Ce sont les peuples musulmans qui doivent réagir. S’ils ne réagissent pas, s’ils ne prennent pas conscience que cet islam-là ne correspond pas à la réalité, à la vérité, on est parti pour plusieurs dizaines d’années de fanatisme.

On les entend peu, les tenants d’un islam ouvert, modéré…

Autour de moi, dans ma famille, parmi mes amis, beaucoup sont horrifiés par cette dérive islamiste mais ils se sentent isolés. L’intelligence est devenue rare. Les tenants d’un islam ouvert et lumineux semblent être une minorité. Aujourd’hui, je le regrette, le simplisme et la fermeture dominent. Je crains qu’on aille vers des confrontations.

Aujourd’hui, en Europe, certains ont peur de l’islam et ne font pas la différence entre les différentes tendances. La solidarité est présente mais il y a aussi des discours de fermeture à l’égard des "musulmans", sans nuance.

L’Europe devrait collaborer avec les pays d’où provient l’immigration. Ce serait une manière de démontrer que l’Europe n’est pas contre l’islam. Elle est contre la dérive fanatique. Il n’y a pas de problème avec l’immigration asiatique parce que le bouddhisme ne gêne personne. L’islam est vu à travers la femme cachée, voilée, qui n’a pas le droit de participer à la vie occidentale. Et cela dérange tout le monde. Il faut empêcher que l’islam détourné ne progresse. L’islam ne peut pas être réformé, c’est une religion qui ne se réforme pas. Mais quand ils arrivent en France, par exemple, les musulmans peuvent s’adapter aux lois de la République, à la laïcité.

Que disent les pays du Maghreb ?

Il faut que l’Europe soit aidée par l’Algérie, le Maroc, la Tunisie : les autorités de ces pays doivent parler à leurs concitoyens et leur dire que la dérive fanatique de l’islam ne correspond pas à l’islam. Le roi Mohamed VI du Maroc l’a fait, il y a deux ans, dans un discours très important : il a dénoncé les dérives de l’islam. Il a comparé les fanatiques à des criminels qui salissent la réputation et l’image de l’islam. Il l’a fait en tant que Commandeur des croyants. Son discours a-t-il été entendu ? Son message est-il arrivé aux oreilles de tous ces gens-là ? Je ne le pense pas.

Donc, qui détient la solution ? L’Europe ou les pays de la Méditerranée ?

Seule, l’Europe ne peut rien faire ; seuls, les pays du Maghreb ne peuvent rien faire. Il faut une coopération entre les deux. Il faut arriver à un islam dégagé de ses détournements et de ses fanatismes. Il faut que chacun fasse des efforts pour aboutir à un islam d’Europe, un islam vécu à l’intérieur, qui ne dérange pas. Fermer une rue pour faire une prière, ce n’est pas possible ! Imaginez qu’à Casablanca, des juifs ou des chrétiens ferment une route pour prier ! Ils seront immédiatement balayés par la police. La population ne tolérerait jamais cela. Pourquoi les Belges ou les Français devraient-ils accepter des prières de rue ? Non. Si la mosquée ne suffit pas, un musulman peut prier chez lui.

On a aussi donné les clés des mosquées à des imans qui ont tenu des prêches incontrôlés…

Avec Jean-Pierre Chevènement, avec "Islam de France", nous sommes en train de mettre en place une formation universitaire des imans. L’objectif est qu’ils soient payés comme des fonctionnaires. Plus jamais un centime ne doit venir de l’extérieur. Ils doivent avoir un diplôme non pas de prêcheurs, de prosélytes, mais de connaisseurs de la religion musulmane.

© Boris Radermecker

Comment vous ressourcez-vous ?

Ma ressource immédiate, c’est de relire quelques pages de Victor Hugo ou de Baudelaire. Ma ressource plus lointaine, c’est d’aller au Maroc, me noyer dans la foule, à Tanger, à Marrakech pour percevoir l’état du peuple. J’observe beaucoup. Même la nuit, je repense aux scènes que j’ai vues, aux paroles que j’ai entendues.
(...)

Qu’y a-t-il après la mort ?

Je n’en sais rien. Sans doute ce qu’il y avait avant la naissance. Personne ne peut le dire. Tant qu’on lit Baudelaire, Rimbaud, Aragon, Mahmoud Darwich ou Mutanabbi, ces gens-là ne meurent pas. Mes parents sont morts physiquement mais, tous les jours, j’entends leur voix : ils sont dans ma tête, dans mon esprit.

En quoi, en qui croyez-vous ?

Je crois en la spiritualité, pas dans les religions. L’homme avait besoin de les créer pour répondre aux angoisses de la vie. Ce qui me rassure, c’est d’être toujours en contact, spirituellement, avec ceux qui ne sont plus là.

Francis Van de Woestyne

Photos : © Boris Radermecker

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