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Michel Simonis

Le catastrophisme peut contribuer à esquisser une démocratie écologique
Article mis en ligne le 21 mai 2019
dernière modification le 22 mai 2019

Nombre de jeunes jeunes militants pensent que l’effondrement adviendra de leur vivant. De cette peur à la fois concrète et métaphysique, ils tirent de quoi se mobiliser. Le chercheur en science politique Luc Semal l’a observé en étudiant deux mouvements écologistes.

Libération - Jeudi 9 Mai 2019

Maître de conférences en science politique au Muséum national d’histoire naturelle, Luc Semal a publié Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes. Il y retrace l’histoire du catastrophisme en écologie à travers deux mouvements politiques qui ont émergé dans les années 2000 : la décroissance en France et les Transition Towns en Grande-Bretagne. Lié aux noms de Paul Ariès ou Yves Cochet, le premier s’est structuré contre le discours sur le développement durable, proposant une démarche plus radicale. Le second, autour du professeur de permaculture Rob Hopkins, se propose d’améliorer la capacité des communautés locales à s’adapter à l’épuisement des hydrocarbures. Luc Semal s’intéresse notamment à la place de la peur dans ces mouvements, qui est parfois un moteur de l’action individuelle et collective.

Réallon, Photo Michel Simonis 2019
Photo Michel Simonis 2019

Face au risque d’effondrement, faut-il accepter d’avoir peur ?

Pour moi, la phrase clé vient de Rob Hopkins, l’initiateur du mouvement des Transition Towns. Dès 2008, cette figure des mouvements écolos britanniques, par ailleurs perçue comme très positive, écrivait en substance : il est normal d’avoir peur, et si vous n’avez pas peur, c’est peut être que vous n’avez pas bien compris. Cela ne signifie pas qu’il faut faire peur aux gens pour qu’ils se bougent, mais que l’on est face à des problèmes globaux qui hypothèquent toute projection vers l’avenir, et qu’il est quasiment inévitable que cela suscite une forme d’angoisse. Dès lors, deux possibilités : soit on euphémise le diagnostic et on s’accroche aux propos faussement rassurants, soit on dit les choses et on cherche des modalités d’engagement qui laissent une place à cette peur, sans se laisser paralyser. C’est en partie le principe de l’heuristique de la peur défini par Hans Jonas : toute peur n’est pas nécessairement paralysante. Il existe des situations où la peur est une alerte rationnelle qu’il peut être utile d’écouter, sans pour autant se laisser sidérer. La catastrophe écologique globale en fait partie.

• La peur permet-elle de différencier les jeunes militants d’aujourd’hui de leurs prédécesseurs ?

Dans les mobilisations des années 70, il y avait déjà des craintes à court terme, avivées par les chocs pétroliers. Mais elles étaient moins prononcées qu’aujourd’hui. En 1972, le rapport du Club de Rome sur les limites à la croissance ne voyait aucun risque d’effondrement avant plusieurs décennies. Alors qu’aujourd’hui, l’effondrement est perçu comme une perspective beaucoup plus immédiate, et nombre de jeunes militants pensent qu’il adviendra de leur vivant. On passe d’une rhétorique des générations futures à une rhétorique des générations présentes, c’est un changement majeur. La peur est donc à la fois très concrète - qu’est-ce qu’on va bouffer ? - et d’ordre plus métaphysique - quel sens donner à ma vie, à mes études, à ma famille ?

• La question du délai qui nous sépare de l’effondrement est-elle la bonne à se poser ? Celle de la trajectoire que nous adoptons semble plus importante…

On ne peut pas résumer ce qui va se passer à un événement unique ou à une date fatidique. Mais la notion de délai est différente. Pour Günther Anders, elle renvoie à quelque chose d’inéluctable dont la date n’est cependant pas inscrite. C’est ce que nous vivons : nous ne savons pas quand nous manquerons de pétrole, mais la fin des énergies fossiles est inscrite. Le temps de notre civilisation thermo-industrielle est compté. Il serait plus émancipateur intellectuellement et politiquement d’acter que nous entamons la fermeture d’une parenthèse historique, et qu’il y a des choses à reconstruire.

• Comment le mouvement britannique des Transition Towns et les militants français de la décroissance s’inscrivent-ils dans le champ de l’écologie politique ?

Ce ne sont pas des mouvements de masse, mais leur influence est plus forte qu’il n’y paraît. Ce sont les signaux faibles d’un sentiment de désillusion plus général face au développement durable, et d’une émulation autour des théories de l’effondrement qui se démarginalisent, soutenus par des diagnostics scientifiques nettement plus sombres qui sapaient la crédibilité de cette rhétorique lénifiante de la conciliation entre logiques économiques, sociales et environnementales. Le mouvement de la décroissance, notamment, reformulait déjà dans les années 2000 la question en termes non plus de conciliation, mais de dilemme : croissance ou maîtrise du réchauffement climatique ? Il a été l’un des incubateurs des discours actuels sur l’effondrement. Ces sujets ne sont pas devenus aujourd’hui mainstream, mais ils gagnent en légitimité, et il devient plus facile d’en parler sans passer pour un illuminé. Une minorité de plus en plus significative de la population est ainsi en train d’acter que la catastrophe écologique ne se conjugue pas qu’au futur. C’est clairement
une idée qui progresse dans la société et qui explique l’écho rencontré par les théories de l’effondrement, sur fond de ruée vers les hydrocarbures non conventionnels et d’accélération du réchauffement climatique.

• Qu’est-ce qui les différencie ?

En France, la décroissance s’est construite avec une forte dimension théorique, autour d’intellectuels comme Serge Latouche ou Paul Ariès. On y trouve beaucoup de militants de longue date, très politisés et passés par l’anticapitalisme ou l’altermondialisme. Au Royaume-Uni, le mouvement des Transition Towns s’est davantage centré sur l’action locale, avec un pragmatisme pouvant sembler apolitique. Il est né à Totnes, une petite ville bien identifiée dans les milieux alternatifs des années 2000, parce qu’elle hébergeait déjà un centre de formation à la soutenabilité, une école Steiner, etc. Or, il s’y trouvait aussi des psychologues qui ont amené au mouvement le souci des émotions et des sentiments suscités par la catastrophe. La question des émotions y a donc davantage été posée que dans le mouvement de la décroissance.

• Qu’est-ce qui vous semble utile dans le fait de partager ses craintes ?

Ces émotions existent, qu’on le veuille ou non. Les exclure totalement de la sphère politique n’est pas satisfaisant, car on les renvoie à la sphère individuelle. Pour autant, elles ne peuvent pas guider toute l’action politique. La meilleure réponse me semble donc être la délibération : comment tourner ce choc non pas en sidération mais en action ? Cela implique d’être plus franc dans le diagnostic de le pas l’euphémisme par peur de faire peur, et d’abandonner la promesse illusoire de la croissance verte. C’est en cela que la perspective catastrophiste peut contribuer à esquisser une démocratie écologique, pour reprendre l’expression de Dominique Bourg. C’est l’une des leçons des Transition Towns : la peur n’est pas toujours facteur de démobilisation.

Ce que vous dites sur la peur, peut-on l’étendre à d’autres sentiments, comme la colère face à l’inaction ?

Comme la peur, la colère est désormais très présente dans les mouvements écologistes. C’est logique, car l’inaction en matière de transition écologique est extrêmement violente : elle sape toute possibilité de se projeter vers l’avenir, ce qui est pourtant un élément essentiel de la liberté humaine. Je ne sais pas si nous avons bien saisi l’ampleur de cette violence-là : l’oblitération de tout avenir commun au nom de l’impératif de croissance.

Recueilli par THIBAUT SARDIER

Libération Jeudi 9 Mai 2019

Luc Semal : "Face à l’effondrement . Militer à l’ombre des catastrophes", PUF, 13/03/2019

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