Un article récent faisait l’éloge de la robustesse (la révolution de la robustesse).
C’est un peu dans la même veine que parait le livre de Michel LUSSAULT, géographe, sur l’habitat qu’il est urgent de rendre soutenable : "Cohabitons !", paru au Seuil (coll. "La couleur des idées").
L’urbanisation a transformé totalement la Terre. Habiter ne peut se faire désormais sans prendre soin des liens entre humains et non-humains. Pour ce faire, Michel LUSSAULT propose la mise en œuvre d’un "géocare", destiné à réorienter nos manières d’habiter.
La Libre Belgique - samedi 4 et dimanche 5 janvier 2025
Entretien Geneviève Simon
”I’idée d’invulnérabilité est destructrice."
"Il n’y a pas de fuite possible, notre seule solution est de rendre notre habitat plus soutenable"
L’archipel de Mayotte dévasté, la Californie en proie aux flammes, l’Andalousie asséchée ... Comment habiter autrement alors que la planète devient chaque jour de moins en moins habitable ? Géographe, professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon, Michel Lussault développe le concept du "géo-care" et nous invite à considérer et à soigner notre interdépendance dans Cohabitons !, un ouvrage à la fois conceptuel et concret, puisqu’il s’appuie sur de nombreux exemples.
• On entend peu la parole des géographes dans nos sociétés. Leur parole n’est-elle pourtant pas stratégique ?
C’est une réflexion que je me fais depuis longtemps en tant que géographe impliqué dans la prise de parole publique, parce que je pense que la géographie propose une approche intéressante des questions planétaires, quelles qu’elles soient : sociales, économiques, politiques, environnementales. Sans doute est-ce dû au fait que la géographie est une science sociale un peu marginale. On a tendance à considérer que les propos des géographes sont peut-être moins fondés ou plus utilitaires que ceux d’autres sciences sociales ou environnementales. Or, très souvent, la géographie a une manière assez efficace de présenter les grandes problématiques, de l’échelle du lieu à l’échelle de la planète. J’essaie donc de remédier à cette relative discrétion en multipliant les livres, les textes, parfois les interventions publiques.
• Votre constat est sans appel : c’est l’urbanisation qui a induit le changement global que nous connaissons, avec pour conséquence que notre milieu d’existence est désormais fragilisé. Cette cause est peu évoquée ...
On l’entend peu parce que, selon moi, on souffre dans nos sociétés de déficit de culture urbaine : on sous-estime l’importance de ce que le philosophe Henri Lefebvre appelait la révolution urbaine, enclenchée depuis 1950. On réduit cette question à une question d’expansion géographique de la ville en oubliant que ce développement a transformé totalement la Terre. Je dis même parfois que cette urbanisation planétaire a inventé une nouvelle Terre : elle a mis en place un nouveau milieu de vie pour tous les humains, qu’ils habitent en milieu urbain ou pas, mais aussi pour les non-humains (les végétaux, les animaux, les matières) qui sont inscrits dans le fonctionnement du système planétaire. Ce déficit de culture pousse à ne pas voir que cette urbanisation planétaire est responsable du réchauffement climatique, de la perte de la biodiversité, de la dégradation de l’habitabilité qu’il nous faut bien admettre.
• Habiter est quelque chose que partagent tous les humains. Comment définiriez-vous ce verbe, habiter ?
C’est la force de la géographie que de renvoyer à une réflexion de fond qui est souvent mal comprise. Il faut distinguer habiter de résider. Résider, c’est trouver un logement, ce que tout le monde ne peut pas. Mais habiter, c’est plus vaste, cela renvoie au concept d’habitat. Pour les sciences naturelles du XIX’ siècle, l’habitat est l’espace et le temps de vie d’une espèce. Le chêne a son habitat, la mésange a son habitat, l’être humain a son habitat. Donc, par extension et pour aller vite, les géographes con - temporains ont fait du concept d’habiter, d’habitat, d’habitation, le descripteur de l’organisation par les êtres humains en société de leur espace et de leur temps de vie. Ce, à différentes échelles : de l’individu, des groupes d’individus, d’une société nationale, de la planète tout entière. L’habitation devient donc une manière pertinente d’essayer de comprendre comment l’être humain, isolément ou en société, organise les espaces et les temps de vie, et à quel point cela a un impact sur l’ensemble des systèmes planétaires.
• Votre livre nous invite à penser des solutions à partir de l’urbanité, dès lors que fuir est impossible. Vers où d’ailleurs ?
Nous n’allons pas faire comme Elon Musk ou d’autres, et penser que nous pourrons fuir vers une autre planète. En France, ceux qui disent qu’il faut envisager un exode urbain ne font que réaliser le pronostic humoristique d’Alphonse Allais, qui disait que la ville est quand même bien pesante, et qu’il n’y a qu’une solution : construire des villes à la campagne. Cela n’a aucun sens, en fait. Si fuir veut dire quitter la ville avec quelques happy few pour constituer une petite arcadie personnelle dans les campagnes préservées, cette fuite est une lâcheté. Les enjeux que nous avons à affronter sont des enjeux planétaires. Et c’est là qu’intervient la géographie, qui ne peut être ailleurs que dans la volonté de proposer des solutions pour atteindre une vie digne dans une société juste. Cela peut paraître un peu naïf, mais pourquoi démissionnerions-nous de cet objectif ? Il n’y a pas de fuite possible, notre seule solution est de rendre notre habitat plus soutenable. C’est le projet de mon livre.
Vous nous rappelez combien le monde est vulnérable, combien l’homme est vulnérable. Selon vous, il nous faut accepter de vivre avec cette vulnérabilité et de cette vulnérabilité. Et vous ajoutez que la fragilité pourrait être aussi constructrice que destructrice.
Je pense que nous vivons dans un moment de l’histoire humaine où nous sommes dopés à des imaginaires de puissance, d’illimitation. Regardez comme la croissance économique doit toujours être considérée comme illimitée, tout comme nos désirs, nos besoins. C’est le fondement de la société de consommation individualiste contemporaine. Et cet imaginaire nous fait oublier une dimension pourtant constitutive de l’existence humaine : sa mortalité, donc sa vulnérabilité. Nous avons tendance à occulter nos fragilités, qui nous reviennent en boomerang dans certaines circonstances : guerres, catastrophes, pandémie de Covid-19. Mon travail de géographe est d’insister sur la condition originelle de vulnérabilité de l’habitation humaine et de proposer de faire de cette vulnérabilité un constat accepté, pour montrer qu’elle peut être générative, comme l’a montré la philosophe Cynthia Fleury. J’essaie donc d’inverser la manière de penser la vulnérabilité, de la présenter comme une qualité première plutôt que comme un défaut.
• Dès lors, on n’y arrivera pas sans faire le pari de l’interdépendance entre humains, écrivez-vous.
L’idée d’invulnérabilité est destructrice. En fait, cette vulnérabilité devrait nous permettre de comprendre que nous ne pouvons pas être souverains, autonomes, tel un être humain splendide, flottant au-dessus de la contingence. Nous devrions donc comprendre que nous sommes nécessairement interdépendants les uns des autres. Là aussi, l’interdépendance n’est pas un défaut, mais une qualité. Être interdépendant, c’est être coopératif. Je me pose la question de savoir comment on peut réhabiliter, dans nos manières de concevoir notre habitation sur Terre, d’un côté la vulnérabilité, et de l’autre l’interdépendance et la coopération.
• C’est là qu’intervient le concept de "géo-care". Que signifie-t-il ?
Je propose de réfléchir à partir de la philosophie du care, développée aux États-Unis à partir des années 1980. Ce n’est pas une philosophie du soin thérapeutique, mais une philosophie de l’attention, de la sollicitude, du ménagement, destinée à changer les relations sociales. L’ampleur de la philosophie du care est, au départ, de changer la manière de faire société en développant une attention et un soin de tous et de toutes, vers tous et toutes. Je propose donc d’ élargir cette philosophie à la question de l’habitat.
"Nous nous sommes endormis dans notre statut de client, alors que cohabiter est une activité de tous les jours." (Michel Lussault Géographe)
• Quelles sont les quatre vertus que vous définissez dans ce cadre ?
Je développe quatre principes - la considération, l’attention, le ménagement et la maintenance - déjà ex - périmentés dans la vraie vie. En gros, ces principes renvoient aux deux dimensions du care. La première, c’est "to care about" : de quoi dois-je me soucier ?, dans une société où être consommateur, c’est être insouciant. La deuxième, c’est "to take care of’ : de quoi dois-je m’occuper, prendre soin ? Le care est donc cette activité ordinaire qui consiste à la fois à se soucier de, et à s’occuper des choses, des gens.
• Les Ojwibés défendant les droits du riz sauvage, les Chiliens luttant pour préserver le désert d’Atacama fragilisé par l’extraction du lithium, l’opposition aux mégabassines qui, en France, perturbent les hydrosystèmes : les exemples que vous donnez sont tous pilotés par des citoyens. Est-ce pour cette raison que vous appelez à une géopolitique pirate ?
Complètement. Je le dis clairement dans le livre : j’ai perdu confiance dans les institutions et dans les grands acteurs décisionnaires de l’économie et de la politique. J’estime qu’ils ne sont pas au rendez-vous historique qui nous est fixé par l’évolution de la planète Terre et par la crise de l’habitabilité que nous connaissons déjà. Je pense donc que chacun d’entre nous doit se réapproprier ses capacités citoyennes d’agir, pour lancer des expérimentations. Certains, déjà, ont décidé de vivre autrement. C’est en ce sens que je pense que nous pouvons tous et toutes être les pirates de la cohabitation et commencer à réorienter nos manières d’habiter dans le sens du care.
• À "Cohabitons !", on pourrait donc ajouter un autre appel : "Retroussons nos manches !"
Exactement, parce que cohabiter est une activité. Nous nous sommes endormis dans notre statut de client, alors que cohabiter est une activité de tous les jours. Là encore, je m’inspire du philosophe Henri Lefebvre qui insistait sur l’idée que la vie quotidienne, c’est du travail. Assurer sa viabilité, c’est du travail. La cohabitation, c’est assurer la viabilité des humains entre eux et avec le non-humain. Donc se retrousser les manches, il n’est que temps de le faire.