Le paradoxe est que non seulement le progrès matériel ne s’accompagne d’aucun progrès moral, mais aussi que les innombrables connaissances qui se multiplient demeurent séparées et cloisonnées sans conduire à une pensée capable d’affronter les problèmes humains fondamentaux.
Tribune en accès libre, publiée le 6 octobre 2024 dans le Nouvel Obs.
L’idée que le progrès est la loi suprême de l’Histoire a été clairement formulée par Condorcet avant qu’il ne soit guillotiné. Elle s’est imposée au cours du XIXe siècle. Elle a été adoptée par l’Occident et s’est répandue sur le monde.
Si l’on considère le développement des techniques, il y a depuis la formation préhistorique des premiers outils un progrès incontestable. Il comporte certes des discontinuités, mais il s’accélère et s’amplifie à partir du XIXᵉ siècle jusqu’à aujourd’hui. Il est incontestable que des progrès scientifiques et techniques se poursuivent sans cesse, comme les manipulations d’ADN et les cellules souches en biologie, les développements de l’informatique dont celui de l’intelligence artificielle.
Mais bien des techniques sont utilisées au service de la servitude, voire de génocides. Elles sont présentes dans les tueries et les guerres qui sévissent à nouveau dans la plus grande cruauté. C’est le progrès scientifique et technique qui a permis Auschwitz, Hiroshima, Gaza. Il peut y avoir coïncidence et même relation entre un grand progrès scientifique technique économique et de grandes régressions intellectuelles et éthiques.
Ambivalence du progrès
Si l’on considère l’Histoire, tout progrès apporte ses ambivalences et ses contradictions. Le progrès que fut l’agriculture qui remplaça les chasseurs cueilleur semi-nomades par des paysans fut très utile dans les régions non giboyeuses et apporta la possibilité de faire des réserves notamment en riz, céréales, lentilles. Mais elle fut sujette aux incertitudes climatiques, notamment durant les périodes de sécheresse ; elle rendit le paysan plus dépendant aux aléas que le chasseur cueilleur ; elle rendit les communautés agricoles dépendantes de nomades pillards ou des pouvoirs urbains.
De même si la ville fut un énorme progrès, qui permit le développement de multiples métiers et techniques, de commerces puis industries, d’adduction d’eau, de confort et de richesses, elle fut aussi source de misère, d’abus de pouvoir et d’asservissement. On put au début du XXe siècle chanter la Ville lumière et déplorer la ville tentaculaire.
Il y a toujours ambivalence quand toute progression d’un secteur constitue une régression pour un autre, où des vertus nouvelles compensent mal parfois des vertus perdues. Les progrès techniques incontestables s’accompagnent de déficiences et carences morales.
Transhumanisme
L’extraordinaire est que deux guerres mondiales, des massacres de masse, des fanatismes délirants n’ont ébranlé que provisoirement cette croyance dans le progrès, qui s’imposa à nouveau lors des Trente Glorieuses, ère de développement de la société de consommation et de bien-être réservés à une part croissante de la population.
Mais cette amélioration matérielle du bien être – confort, divertissements, voyages – a concerné une part souvent minoritaire de la société, et elle reste fragile. L’industrialisation de la vie s’opère dans les programmes, la chronométrisation, la réduction à l’économie de tout ce qui est humain, oubliant affectivité, bonheur, malheur, joie, tristesse... c’est-à-dire les réalités humaines essentielles.
La croyance au progrès s’atténua lorsqu’apparut la conscience qu’il tendait à la dégradation écologique de la planète, y compris à celle des sociétés et civilisations humaines ; le sida puis surtout le Covid ont, par ailleurs, révélé l’impuissance de la science à éliminer les bactéries et virus ; enfin, partout sévit une crise de la démocratie et des civilisations. Les pensées unilatérales, sectaires, fanatiques redeviennent hégémoniques.
Aussi, alors que la planète est livrée à des processus régressifs qui semblent implacables – l’hégémonie du profit, les dégradations écologiques, les guerres, les crises multiples liées en une polycrise... –, une élite technocratique californienne a ressuscité puis mondialisé une croyance au progrès fondée sur les succès des sciences. Ces idéologues promettent à la fois l’immortalité, une société parfaite régulée par l’intelligence artificielle, et la continuation de l’aventure humaine sur des planètes colonisées à commencer par la lune et mars : le transhumanisme devenant le posthumanisme.
Mais il apparaît que seule une minorité privilégiée pourrait bénéficier du transhumanisme (encore que l’immortalité humaine soit un mythe irréalisable dans un système solaire et un univers eux-mêmes mortels) laissant végéter voire disparaître le reste de l’humanité.
L’intelligence en crise
Plus amplement c’est le progrès lui-même qui porte en lui une tache sombre ou un trou noir : l’absence de tout progrès moral accompagnant le progrès scientifico-technico-économique. Le vrai progrès dont ait besoin l’humanité est celui de la compréhension humaine, de la bienveillance, de la solidarité, de l’amitié ; dans ce domaine il n’y a eu que des progrès partiels et provisoires dans une régression généralisée.
Le paradoxe est que non seulement le progrès matériel ne s’accompagne d’aucun progrès moral, mais aussi que les innombrables connaissances qui se multiplient demeurent séparées et cloisonnées sans conduire à une pensée capable d’affronter les problèmes humains fondamentaux.
L’intelligence et la pensée sont elles-mêmes en crise, dans le règne des connaissances disciplinaire, séparées arbitrairement. Leur association permettrait pourtant de nourrir une pensée complexe et de traiter les problèmes fondamentaux et globaux.
Edgar Morin