En Afrique de l’Ouest, la politique agricole européenne impacte négativement la construction de filières locales fortes à même d’offrir nourriture et emplois.
Note personnelle : c’est une sorte d’effet boomerang : l’Europe essaie par tous les moyens d’endiguer - ou de gérer ? - vaille que vaille les flux migratoires provenant de l’Afrique de l’Ouest. Elle feint d’ignorer que c’est la misère qui pousse les plus déterminés à fuir leurs pays pour "gagner" (!) l’Europe. Et elle ferme les yeux sur le fait que ce sont souvent nos propres structures européennes - notamment agricoles - qui provoquent cette misère dans les villages africains.
Non seulement nous récoltons ce que nous avons semé, mais le virage à droite du parlement européen nous fait craindre une intensification à la fois de la concurrence déloyale des produits agricoles et de la lutte contre l’immigration.
Comment ne pas voir la quadrature du cercle ?
Comment ignorer (ou feindre d’ignorer ?) qu’on va droit dans le mur ?
Nous sommes en juillet 2024. La nouvelle structure européenne se met en place.
L’article qui suit date de février 2024. Il y a cinq mois et toujours très actuel.
Les élections sont derrière nous. Mais il y a toujours matière à réflexion. Et matière à s’engager.
Le cas de l’Afrique de l’Ouest montre l’impasse d’un modèle dérégulé où les agriculteurs du monde entier sont mis en concurrence.
Si sur certains produits, et dans certaines filières, ce sont les agriculteurs(trices) européen(e)s qui sont victimes de la concurrence déloyale de produits agricoles importés de régions avec des normes moindres, il existe aussi un certain nombre de cas où ce sont les productions européennes qui impactent négativement des populations vivant de l’agriculture en les concurrençant.
Le marché ouest-africain a vu une croissance phénoménale d’importation de poudre de lait écrémé réengraissée avec de la matière grasse végétale, principalement de l’huile de palme (mélange MGV). En 2021, 34,9 % du lait consommé dans la région étaient ainsi des mélanges MGV – plus que le lait de vache local ou tout autre produit laitier. Plus de deux tiers de ces importations sont d’origine européenne. Et elles concurrencent le lait local.
Sur la tribune montée devant le Parlement européen la semaine passée (février 2024) , et face à de nombreux tracteurs, un éleveur laitier belge rappelait qu’il avait une pensée pour les éleveurs d’Afrique de l’Ouest. Ce faisant, il mettait sur la table ce qui a été peu abordé, voire mis sous silence par beaucoup de représentant(e)s du monde agricole européen.
À lire aussi :
Crise agricole : ne nous trompons pas de cible ! : En misant sur la libéralisation des marchés agricoles, la PAC a organisé la précarité de l’agriculture familiale. A fortiori lorsque les produits agricoles sont livrés aux jeux de la spéculation financière.
"L’UE est la première puissance agro-exportatrice mondiale et le gaspillage de l’alimentation concerne 30% de la production totale." (Inès Trépant, politologue, auteure de "Biodiversité. Quand les politiques européennes menacent le Vivant" (Yves Michel, 2017).
Cette semaine, une étude réalisée par le Gret et le Cirad examine les exportations européennes de produits laitiers vers l’Afrique de l’Ouest. Une région, où, certes avec des disparités importantes entre pays, l’élevage joue un rôle crucial pour les ménages ruraux et où depuis de nombreuses années on voit la consommation de lait croître sous l’impulsion de la croissance démographique et de l’évolution des régimes alimentaires.
Croissance phénoménale
On y consomme donc de plus en plus de produits laitiers. Bonne nouvelle pour les familles d’éleveurs et de producteurs de lait local ? Seulement très partiellement. Car le marché ouest-africain a vu une croissance phénoménale d’importation de poudre de lait écrémé réengraissée avec de la matière grasse végétale, principalement de l’huile de palme (mélange MGV). En 2021, 34,9 % du lait consommé dans la région étaient ainsi des mélanges MGV – plus que le lait de vache local ou tout autre produit laitier. Plus de deux tiers de ces importations sont d’origine européenne. Et elles concurrencent le lait local, le litre de mélange MGV, appelé abusivement lait, étant vendu 30 à 50 % moins cher que le litre trait à quelques kilomètres. Fortement soutenu par des subventions publiques, le lait européen est un concurrent imbattable.
Le flux de ce mélange MGV vers l’Afrique de l’Ouest semble un cas d’école dans le contexte actuel pour comprendre les changements à mettre en œuvre.
Nous sommes face à une filière européenne qui a été organisée pour conquérir des marchés externes. La décision de mettre un terme à la régulation de production de lait avec la fin des quotas a entraîné une forte croissance de la production, bien au-delà des besoins de la population européenne ou des besoins des filières d’exportations de qualité.
Ce choix agro-exportateur ne prend pas en compte que dans ces marchés extérieurs, d’autres agriculteurs tentent de vivre de leur production. Ou la situation particulière du Sahel, une région fragilisée par le changement climatique et les conflits, où la politique agricole européenne affecte négativement la construction de filières locales fortes à même d’offrir nourriture et emplois.
Concurrence déloyale
Pire, ce choix de faire du lait et de ses dérivés à bas coûts une filière d’exportation échoue à offrir un revenu digne à un très grand nombre de producteurs de lait européen. Le litre de lait leur est payé sous les coûts de production et la surabondance de lait sur les marchés les met en concurrence entre eux.
Au final, les subventions de la Politique agricole commune (Pac) permettent à des industriels d’écouler des produits laitiers à bas coût à l’étranger causant une concurrence déloyale aux producteurs ouest-africains.
Ce que montre cet exemple, c’est l’impasse d’un modèle dérégulé, où les agriculteurs du monde entier sont mis en concurrence. Pour y remédier, il faut que les États européens, d’Afrique de l’Ouest et d’ailleurs reconstruisent des politiques commerciales, fiscales et agricoles qui protègent leurs filières agricoles – non pas pour faire grandir des champions à destination du marché mondial, mais pour consolider les revenus des agriculteurs, garantir l’accès de tous et toutes à une alimentation saine et protéger leur environnement. Et pour ceux, comme l’Europe, qui ont soutenu des filières d’exportations, qu’ils évaluent leurs impacts sur les pays tiers et réorientent leurs appuis sur les filières qui ne nuisent pas aux agriculteurs d’ailleurs.
Une opinion de Fairouz Gadzallah (chargée de plaidoyer, Oxfam Belgique), Anne-Françoise Taisne (déléguée générale, Comité français pour la solidarité internationale), Luc Arnaud (directeur général Gret) et Benoit De Waegeneer (secrétaire général, Humundi - anciennement SOS Faim
Publiée dans La Libre le 13-02-2024