"Quand quelqu’un en appelle à la vérité, demandez-vous toujours s’il est vraiment attaché à la vérité comme exploration, ou est-il plutôt animé par la peur de se tromper et vous verrez que dans cette distinction tout se joue". (William James)
"Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre", c’est voir comment ça se met aujourd’hui à penser un peu partout. Le début de l’espoir c’est remettre en marche la machine à penser. Des choses qui étaient de l’ordre des faits comme les méga-bassines en France, tout à coup deviennent très intéressantes pour beaucoup de gens qui les raccrochent à la question d’une agriculture de l’inégalité sociale entre paysans. Les méga-bassines témoignent d’un monde dont on ne veut pas. L’exemple de la monoculture est celui d’une agriculture amincie mais aussi d’une pensée amincie qui fait fi de toute l’expérience des paysans qui connaissaient leurs terres et cela crée un monde plus redoutable car ces monocultures sont plus vulnérables à toutes sortes de pandémies."
"Retrouver de la confiance, la croyance que les choses sont possibles. On agit parce qu’on est guidé par des possibilités. Sinon on est face au gouffre."
La philosophe Isabelle Stengers est doublement dans l’actualité. Elle est le sujet d’un nouveau film de Fabrizio Terranova intitulé Isabelle Stengers, Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre sorti en mai à Bruxelles. "Elle a cultivé au cours des années une pensée qui résiste à l’ordre établi et des récits qui restaurent des mondes communs. Peu encline aux célébrations, elle se livre ici pour la première fois de manière tout à fait inattendue", annonce le réalisateur.
Elle est une des penseuses les plus influentes d’aujourd’hui. Elle a cultivé au cours des années une pensée qui résiste à l’ordre établi et des récits qui restaurent des mondes communs. Elle dirige avec Didier Debaise, professeur de philosophie à l’ULB, un ouvrage collectif (l’éthologue Vinciane Despret est parmi les contributeurs) intitulé "Au risque des effets".
"Sommes-nous capables de ne pas nous laisser piéger, de ne pas laisser nos idées être capturées par ceux qui sont maîtres en la matière ? Avons-nous appris une intelligence rendue robuste par la diversité même de ceux qui y participent ? ", dit Isabelle Stengers.
Se laisser intriguer
Nous avons rencontré les deux philosophes. Leur livre exigeant reprend et prolonge dans différents domaines la pensée aventureuse du philosophe William James (1842-1910) pour répondre aux défis actuels. "Et si notre époque était celle d’une lutte contre les routines de la pensée qui, au nom du rationalisme, font taire les cris du monde ? Une lutte pour faire sentir ce que ces cris demandent de nous : un autre rapport à la vérité, qui ne nous protège pas de l’erreur, mais intensifie nos capacités de percevoir et de répondre. "
Ce livre demande qu’on "épaississe" le monde et la pensée et non pas qu’on l’"amincisse". Il s’agit d’apprendre à se laisser intriguer, ne pas supposer savoir d’avance ce qui est susceptible de participer à une manière d’être vivant, pour redonner au monde de l’épaisseur.
William James est un des fondateurs du pragmatisme, un empiriste radical. "Pour lui, il faut se saisir de l’expérience mais de toute l’expérience, avec ses ’si, et, ou’, qui comptent aussi dans l’expérience. Les choses sont déjà connectées entre elles. Nous ajoutons des connections mais nous ne sommes pas des créateurs tout puissants du spectacle du monde. Chaque abstraction doit rendre compte de ses effets, de ce qu’elle laisse de côté et de ce qu’elle retient, et de la différence qu’elle fait dans le monde."
On a toujours vu l’expérience comme quelque chose qui est devant nous, en ayant extrait nos sentiments, nos perceptions. "James demande de tout prendre dans l’expérience, inclus les illusions, les représentations, les idées, les mémoires qui font partie de l’expérience. On ne commence pas par soustraire pour arriver à une sorte de fantasme du concret. Le penseur n’est pas hors de l’expérience, il en fait partie."
La peur d’être dupe
Ils évoquent le danger de la peur d’être dupe sur lesquels joueraient des dirigeants, de Margaret Thatcher à Emmanuel Macron, disant qu’on n’a pas le choix. Ils amincissent ainsi le monde et font taire sa murmuration.
"Pour James, les philosophes et les scientifiques se sont donné des systèmes de protection constants de crainte d’avoir être dupés quelque part, mais des protections qui finissent par devenir la réalité à part entière. La Raison n’est pas célébrée pour ce qu’elle produit, c’est-à-dire une multiplicité de manières d’être, mais comme protectrice de l’illusion, des dogmes. Elle ne fait que disqualifier.” C’est se mettre en risque, on peut se tromper…
"Par rapport à l’importance vitale de cette vérité, c’est un risque à courir. James a cette formule : quand quelqu’un en appelle à la vérité, demandez-vous toujours s’il est vraiment attaché à la vérité comme exploration, ou est-il plutôt animé par la peur de se tromper et vous verrez que dans cette distinction tout se joue. Alors son appel à la vérité sera toujours dans la disqualification d’innombrables collectifs, de personnes qui ont développé des connaissances : des amateurs, des éleveurs pour parler des animaux, toute une série d’acteurs qui font exister une partie de l’expérience mais dont on dit que la parole a été dupée. On peut par exemple disqualifier l’homéopathie en ne trouvant rien ’scientifiquement’ mais les effets sont là. James dit que l’âme du scientifique est d’aller voir les effets. "
L’espoir
Que veut dire le titre du film Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre ? "C’est voir comment ça se met aujourd’hui à penser un peu partout. Le début de l’espoir c’est remettre en marche la machine à penser. Des choses qui étaient de l’ordre des faits comme les méga-bassines en France, tout à coup deviennent très intéressantes pour beaucoup de gens qui les raccrochent à la question d’une agriculture de l’inégalité sociale entre paysans. Les méga-bassines témoignent d’un monde dont on ne veut pas. L’exemple de la monoculture est celui d’une agriculture amincie mais aussi d’une pensée amincie qui fait fi de toute l’expérience des paysans qui connaissaient leurs terres et cela crée un monde plus redoutable car ces monocultures sont plus vulnérables à toutes sortes de pandémies."
Isabelle Stengers en appelle à une "intelligence écologique", rendue robuste par la diversité de ceux qui y participent. Elle évoque la puissance d’être ensemble et l’intérêt de mouvements comme Les soulèvements de la Terre en France.
"Un penseur isolé n’existe pas. James veut nous ré-attacher au monde, retrouver de la confiance, la croyance que les choses sont possibles. On agit parce qu’on est guidé par des possibilités. Sinon on est face au gouffre."
Au risque des effets - Une lutte à main armée contre la Raison ? | Philosophie | Ouvrage collectif sous la direction de Didier Debaise et Isabelle Stengers, Éditions Les Liens qui libèrent, 362 pp., Prix 24 €