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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Par-delà nature et culture : repenser notre rapport au monde et aux autres
Article mis en ligne le 15 décembre 2022

Nature et culture : l’opposition fondamentale entre ces deux concepts est aussi bien à la base de notre manière de concevoir le monde que de la connaissance scientifique elle-même. Pourtant du fond des sciences sociales, des voix s’élèvent : et si l’universel partage entre nature et société était en fait le fruit d’une ontologie proprement occidentale ? Le renouveau conceptuel qu’appelle cette prise de conscience pourrait bien avoir des conséquences profondes sur notre façon de penser notre relation au monde et aux autres.

Par-delà nature et culture : repenser notre rapport au monde et aux autres
par camilleottmann · 30/01/2020

Le dualisme nature/culture en question

La conception que nous avons du monde est structurée par un grand partage entre nature et culture. Notre pensée et notre connaissance s’articulent autour de cette distinction tranchée : nous faisons une différence essentielle entre « les mœurs, les coutumes, les morales » – qui varient d’une société à une autre, et « les mécanismes de la chimie du carbone, de la gravitation et de l’ADN » que nous regardons comme identiques pour tous. Entre d’un côté ce qui relève des productions humaines, la diversité et l’incroyable complexité des cultures et des sociétés ; et de l’autre, à l’extérieur de nous, ce qui relève de la nature, universelle, régulière et connaissable, avec ses lois physiques et organiques. L’anthropologue Philippe Descola, professeur au Collège de France, parle de « naturalisme » pour désigner cette manière d’appréhender et de connaitre le monde sur le mode d’une coupure radicale entre la diversité humaine, et une nature pensée comme universelle.

Depuis quelques années cependant, le dualisme nature/société a la vie dure. Au sein des sciences sociales, on questionne son universalité. Des science studies à l’anthropologie, on remet le naturalisme à sa place en rappelant qu’il est seulement une cosmologie parmi d’autres : celle de la modernité occidentale.

Bruno Latour et le « Grand Partage »

Bruno Latour, dès la fin des années 1990, a montré que cette manière de d’opposer strictement nature et société était en fait propre à l’ontologie occidentale, celle des « modernes ». Latour (1997) fait le constat d’un « Grand Partage » qui a accompagné l’expérience de la modernité, et qui se joue sur un double niveau. Il renvoie à la dichotomie entre la société et la nature, entre les « humains » et les « non-humains ». Premier partage d’où découle le second : celui qui nous oppose nous, « modernes » qui connaissons vraiment le monde, aux « non-modernes » définis par le fait qu’ils continuent de projeter leurs croyances naïves sur une nature qu’ils demeurent incapables d’objectiver. Le dualisme nature/culture est devenu le corolaire du eux ils croient, nous on sait, de l’idée que les Occidentaux « seraient les seuls à s’être ouvert un accès privilégié à l’intelligence vraie de la nature » (Descola, 2008).

L’anthropologie par-delà nature et culture

Depuis les années 1990, l’anthropologie en particulier a fourni de gros efforts pour dépasser le dualisme et ses conséquences. C’était avant tout une nécessité d’ordre éthique et scientifique, une exigence de réflexivité, à l’heure où les sciences sociales s’efforcent de sortir des asymétries héritées de la colonisation. Ainsi, les anthropologues Tim Ingold ou Eduardo Viveiros de Castro ont tenté d’apporter des alternatives au naturalisme occidental en puisant dans les systèmes de pensée des cultures non-modernes. Les travaux de Viveiros de Castro (1992) cherchent à valoriser l’animisme amérindien, tandis que Tim Ingold (1996) s’inspire beaucoup de la relation que les sociétés de « chasseurs-cueilleurs » entretiennent avec la nature.
Surtout, les travaux de Philippe Descola ont ouvert la voie à un renouvellement conceptuel majeur pour repenser les rapports entre objets naturels et être sociaux. Marqué par ses années de terrain auprès des Achuar Jivaros en Amazonie, il développe une réflexion critique qui commence par un retour sur sa propre discipline. Car l’anthropologie s’est justement construite sur la base du dualisme nature/culture, qu’elle s’était donnée pour mission d’articuler. Or, pour de nombreuses sociétés prémodernes, cette séparation n’a tout simplement pas de sens. Au passage, dire de ces populations qu’elles sont « proches de la nature » est donc une absurdité. Chez les Achuar par exemple, l’idée-même de nature n’existe pas. Pour eux, les humains et les non-humains s’inscrivent dans un continuum : ils partagent une intériorité semblable, distribuée dans des enveloppes corporelles différentes (Descola, 2005).

L’objectif de Descola n’est pas tant de combattre le dualisme naturaliste pour lui-même que de le replacer dans un nouveau champ d’analyse, au milieu de toutes les manières non-occidentales de concevoir le rapport au monde et à autrui. L’anthropologie doit ainsi renoncer à appréhender la diversité humaine au travers du prisme nature/culture, et la recherche d’alternatives épistémologiques devient nécessaire. La proposition de Descola appelle donc un très gros travail conceptuel, qui doit mobiliser les anthropologues, et plus largement toutes les sciences qui d’une manière ou d’une autre contribuent au savoir sur l’homme (historiens, neurobiologistes, psychologues, primatologues, préhistoriens…). On peut aussi imaginer des mises en œuvre concrètes, par exemple pour ce qui concerne la gestion et la protection des environnements particuliers : et si, pour protéger telle partie de la forêt amazonienne, on légitimait d’autres critères que le respect de la biodiversité, en faisant primer le rapport privilégié et rituel que les populations locales entretiennent avec certaines espèces animales (à l’image des Achuar qui considèrent certains animaux comme des personnes ; Descola, 2008) ?

Repenser notre rapport au monde et aux autres

Pourquoi importe-t-il de dépasser l’opposition entre la nature et la culture, et de critiquer sa prétendue universalité ? Nous vivons une époque à laquelle -plus que jamais peut-être, il est urgent de repenser notre rapport au monde et aux autres humains.

Les enjeux sont de taille face à la crise environnementale. Comme le dit bien Descola, « nul besoin d’être un grand clerc pour prédire que la question du rapport des humains à la nature sera très probablement la plus cruciale » de notre siècle (Descola, 2011). A l’heure des bouleversements climatiques, du trou dans la couche d’ozone, de l’acidification des mers, de la destruction de la biodiversité, de la disparition des forêts tropicales, y a-t-il encore un sens à regarder la nature comme un domaine séparé de la vie humaine, politique et sociale ?

Notre rapport aux autres humains est aussi en jeu. Dans un monde où la décolonisation reste un enjeu d’actualité, dans un monde fracturé par les inégalités, serons-nous capables d’accepter et de respecter la diversité des hommes, des cultures, des cosmologies ? La question se pose tout particulièrement aux chercheurs et chercheuses : comment construire un savoir qui ne ferait plus de notre ontologie occidentale l’étalon implicite de toute connaissance valide ? Comment la science doit-elle être pour échapper au piège de l’eurocentrisme savant ? On voit bien que la réflexion critique amorcée par l’anthropologie et les science studies vient nouer ensemble science, éthique, problématiques environnementales et rapport à l’altérité. Questionner le dualisme nature/culture, c’est mettre le doigt sur quelque chose qui, au cœur de la connaissance scientifique moderne, interroge à la fois notre rapport aux autres et à l’environnement.

Les enjeux de ce travail de dépassement conceptuel ont tout avoir avec ce que notre siècle aura sans doute de plus urgent et de plus brûlant à traverser.


Bibliographie

Philippe Descola, « À qui appartient la nature ? », La Vie des idées, 2008. En ligne : http://www.laviedesidees.fr/A-qui-appartient-la-nature.html. Consulté le : 17/05/19.

Philippe Descola, L’Ecologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Versailles, Editions Quae, 2011.

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
Tim Ingold, « Hunting and gathering as Ways of Perceiving the Environments », Ellen R. et Fukui K. (dir.), Redefining Nature. Ecology, Culture and Domestication, Oxford, Berg, 1996, pp. 117-121.

Catherine Larrère C. et Raphaël Larrère, Du Bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris, Aubin, 1997.

Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1997.

Isabelle Stengers, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris, La Découverte, 2003.

Eduardo Viveiros de Castro, From the enemy’s point of view : humanity and divinity in an Amazonian society, Chicago ; London, University of Chicago Press, 1992.