Vers la cinquantaine, la philosophe Corine Pelluchon, pionnière de la cause animale et professeure à l’Université Paris-Est-Marne-la-Vallée, ne parvient plus à trouver dans la pensée les ressources suffisantes pour surmonter un sentiment d’impuissance. Plus tard, elle a mis un nom, comme d’autres, sur ce nouveau mal du siècle : "l’éco-anxiété". Selon un sondage Ifop d’octobre 2022, 67 % des Français déclarent ressentir de la peur face à l’avenir.
Dans L’Espérance, ou la traversée de l’impossible (éd. Rivages), un témoignage personnel "écrit dans le but d’apporter quelques réponses aux personnes qui traversent cet impossible du désespoir", la philosophe dessine les voies d’une espérance ancrée dans le réel, fondée sur un nouvel existentialisme écologique. Selon la théoricienne du care, cette notion n’est pas synonyme d’optimisme béat ou de foi bigote. Au contraire, il faut avoir touché le fond et traversé le néant pour recentrer son attention sur les signes avant-coureurs annonçant un changement en cours. Accepter les difficultés et les limites des capacités humaines sera, selon la philosophe, le premier pas vers un nouveau rapport au vivant, plus égalitaire.
Nous sommes en pleine crise de désespoir, écrivez-vous. Sur quoi fondez-vous ce constat ?
Dans les années 70, l’idée qu’un changement était possible cohabitait avec la peur d’une guerre nucléaire. En 1972, puis en 1981, Mitterrand utilise le slogan "Changer la vie" pour nommer son programme électoral. Or, depuis cinq ans, beaucoup de personnes, en particulier les jeunes, ont le sentiment de ne pas avoir d’avenir. Beaucoup sont accablés parce qu’ils constatent le décalage entre la gravité du réchauffement climatique et la timidité des réponses apportées au niveau collectif comme individuel, la guerre en Ukraine et le réveil des nationalismes font s’effondrer la certitude que l’on avait de pouvoir vivre en paix en Europe. Les jeunes, qui sont dans l’incertitude quant à leur avenir professionnel, sont les premiers concernés. Dans les urnes, comme dans la vie quotidienne, s’est installée une sorte de lassitude. Cela se manifeste par une baisse de la vitalité.
Un état que vous avez vous-même traversé, et dont vous avez tiré les leçons ?
J’ai connu différentes formes de désespoir, de la dépression à l’éco-anxiété. Cette dernière a une origine noble car elle provient de l’amour du monde, du désir que l’humanité soit plus responsable. Elle comporte des dangers : l’autodestruction, la tyrannie du bien, la désignation de boucs émissaires ou la rupture entre les générations. Ce n’est pas une pathologie mais la réponse du psychisme à la possibilité de l’effondrement et à la conscience de la précarité de notre civilisation. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la cause animale, il y a quinze ans, personne n’en parlait. Il n’était pas question d’éco-anxiété et peu d’individus se souciaient de la souffrance animale. Aujourd’hui, même ceux qui ne se revendiquent pas écologistes sont conscients de la réalité du réchauffement climatique et de la nécessité d’améliorer la condition animale. Nous sommes au-delà du déni. J’y vois le ferment d’une espérance nouvelle.
Comment définissez-vous cette notion ?
C’est d’abord une vertu théologique - la Bible est une histoire de désespoir et d’espérance. En anglais et en allemand, le même mot - hope et Hoffnung - confond "espoir" et "espérance". Or l’espoir exprime un désir personnel et déterminé, alors que l’espérance suppose un rapport au temps long et à l’Histoire. De plus, elle est passée par la souffrance, comme une traversée de l’impossible, c’est-à-dire l’expérience du néant dans lequel nous plonge le sentiment d’impuissance, que l’avenir est bouché. Il faut avoir perdu ses illusions et ses faux espoirs - de grandeur, de toute-puissance - pour faire place à l’espérance.
Quelle différence faites-vous avec l’optimisme ?
C’est le contraire ! L’optimisme masque un déni. C’est une manière de gommer les difficultés, de croire naïvement qu’on a les solutions à tout, que la géo-ingénierie réglera le problème climatique. À l’inverse, l’espérance implique de voir la réalité avec toutes ses impasses, socio-économiques, climatiques et politiques. Elle désigne la capacité à saisir dans le chaos du présent les signes de quelque chose qui n’est pas encore complètement là mais qui peut être annoncé, et est en germe. Le danger est que l’idéologie prenne la place de l’espérance, ce qui se traduit en politique par le fait d’imaginer un avenir commun en divisant la société, en brandissant l’opposition entre amis et ennemis, comme on le voit avec le racisme et le nationalisme.
Comment surmonter cette "traversée de l’impossible" que vous évoquez ?
La dépression est synonyme de sidération, d’accablement, d’un sentiment d’impuissance ou de honte qui nous accompagnent du matin au soir. Que reste-t-il quand on est à ce point vidé ? Paradoxalement, quand on perd tout, et qu’on abandonne même toute volonté d’en découdre, on sent aussi que ce qui reste est le lien, même ténu, à la vie et au vivant. Peut naître alors, en dépit de tout et au comble de l’absurde, un sentiment de gratitude et d’émerveillement. Il faut du courage pour accepter la gravité de la situation et reconnaître sa vulnérabilité extrême ou son impuissance. En allemand, Mut, le "courage", et Demut, l’"humilité", ont la même racine. Si l’on renonce à toute maîtrise, le désespoir peut mener à l’espérance. Il n’y a pas de méthode pour y parvenir. Elle ne se décrète pas. Ce n’est pas un discours mais une énergie, au même titre que l’amour ou le désir. Comme un "oui" au monde, "en dépit de". Elle suppose la capacité à trouver les ressources et à interpréter le réel en étant attentif aux signes avant-coureurs qui annoncent un nouvel âge.
Où les situez-vous, précisément ?
Le fait que de plus en plus de personnes s’intéressent à la cause animale est pour moi un signe de progrès. Des mouvements comme Extinction Rebellion mais aussi une certaine maturation de la population qui s’indigne du broyage des poussins montrent que l’horizon d’attente a changé : les personnes veulent plus de considération pour la nature hors d’eux et en eux. La notion de vulnérabilité est entrée au cœur de l’éthique et du droit. Tout cela témoigne d’un remaniement moral et psychique lié à une autre manière d’envisager l’humain.
Comment ne pas tomber dans l’idéalisme ?
Alors que l’idéalisme part d’une représentation a priori, d’une idée qui gouvernerait le cours du monde, l’espérance a les pieds sur terre et part du réel. C’est la capacité à voir le futur à partir des signes du présent. En revanche, elle est proche de l’utopie. Lorsque Kant, dans La Métaphysique des mœurs, écrit "qu’il ne doit y avoir aucune guerre" et qu’il définit ce veto de la raison pratique, il sait que les guerres existent. Mais l’utopie possède une force transformatrice poussant à faire les efforts pour construire la paix.
En quoi l’espérance peut-elle aider à refonder le progrès ?
Je n’aime pas trop le verbe "refonder", qui est solennel et surplombant. Les sentinelles du progrès sont les personnes qui nous alertent sur les aberrations de nos modes de production, sur l’élevage intensif, etc. Je ne dis pas qu’on sera tous végans demain, mais en changeant de modèle de développement, nous avons un monde à y gagner. Une révolution anthropologique associée à l’écologie et à la cause animale est en cours et elle est mondiale. L’acceptation de notre finitude et de nos limites est la clé d’une puissance qui n’est pas synonyme de domination. L’imaginaire de conquête qui sous-tend notre vision du progrès associé à la croissance illimitée a abouti à la destruction de la biodiversité, au retournement des moyens techniques contre l’humain.
Quel rôle la cause animale joue-t-elle dans cette transition ?
Elle est stratégique et se situe au cœur des Lumières à l’âge du vivant. D’une part, il s’agit d’améliorer la condition de ces êtres sensibles. Il faut valoriser la "sentience", qui désigne le fait de ressentir la douleur et la souffrance, d’avoir des préférences individuelles et de mener sa vie à la première personne. Cela suffit pour conférer des droits aux animaux, différenciés de ceux des humains. D’autre part, la prise de conscience d’une communauté de destin et de vulnérabilité avec les animaux change la manière dont l’humain se pense. Notre civilisation a été construite sur l’idée que les animaux sont des moyens au service de nos fins. Il y a des différences nombreuses entre eux et nous. Le fait de respecter leurs intérêts a des conséquences importantes : abolir la corrida, la chasse à courre, repenser les conditions de l’élevage. Cela affecte de nombreux aspects de notre vie, jusqu’à notre habillement. Sur ce sujet, la différence générationnelle est flagrante.
Vous dressez dans le livre un parallèle étonnant entre la ménopause et le réchauffement climatique. Que puisez-vous dans l’expérience féminine ?
Les deux se caractérisent par une hausse des températures, des bouleversements non maîtrisés et la fin de quelque chose, l’impossibilité d’avoir des enfants dans le cas de la ménopause. Ce changement n’est pas partagé par les hommes, qui sont moins soumis que les femmes à l’expérience des limites corporelles. La "ménopause" est un tournant d’années (Wechseljahre en allemand), un âge de la métamorphose fondé sur une acceptation de ses limites. C’est l’image même de l’espérance : un art du rebond. Le temps est inscrit dans le corps des femmes, a montré la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, et cela enseigne l’art de s’adapter, de faire mieux avec moins, de faire autrement. Voilà le terreau d’une forme d’émancipation, d’une libération de schémas patriarcaux qui apparaissent maintenant comme obsolètes, assignant les femmes à un rôle de sous-traitantes du désir des autres et les rangeant au placard à la cinquantaine. L’espérance naît paradoxalement du sentiment de la perte et quand on ne s’y attend pas. Ces moments sont ceux où l’on peut gagner en liberté et en grâce, comme une aube qui se lève après une nuit qui semblait sans fin.