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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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Michel Simonis

EMERGENCE D’UN "INDIVIDUALISME COLLECTIF"
Article mis en ligne le 4 décembre 2022

Pour Daniel Cohen, "La société numérique crétinise et punit."

Comment ne pas désespérer face à un tel constat ? Rencontre avec l’économiste Daniel Cohen.

Dans son nouveau livre "Homo numericus, la "civilisation" qui vient" édité chez Albin-Michel, l’économiste Daniel Cohen établit un diagnostic alarmant du monde dans lequel nous vivons et vers lequel nous allons. Pourquoi le numérique et les réseaux sociaux constituent-ils un danger pour la cohésion sociale et les institutions ? Existe-t-il un bon usage des réseaux sociaux ? Il développe également le concept clé d’"individualisme collectif", soit un nouveau type de société qui émerge et qui ne repose ni sur l’individualisme contemporain ni sur le modèle hiérarchique des sociétés passées.

Votre conclusion est sans appel : la société numérique que nous expérimentons tous aujourd’hui et qui se profile "crétinise et punit", dites-vous. Comment ne pas désespérer face à un tel constat ?

Levons d’emblée le malentendu : à l’origine, je crois tout de même que la société numérique a fait jaillir une espérance qu’on a tous portée au fond de notre cœur, moi le premier. Je pensais qu’elle allait faire naître une intelligence collective, collaborative, sur le modèle de Wikipédia. Comme tout le monde, j’ai été sensible au fait que les Printemps arabes ont été rendus possibles grâce aux réseaux sociaux, ceux-là mêmes qui ont permis de lever la chape de plomb que certains régimes totalitaires faisaient planer sur la société. J’ai été sensible au fait que les mouvements sociaux tels que #MeToo, Black Lives Matter n’auraient jamais pu voir le jour sans ces réseaux numériques. Tout cela est à placer du côté positif de la balance, c’est indiscutable.

Alors, comment de telles prouesses technologiques ont-elles pu basculer du côté sombre de la force ?

On ne peut pas comprendre ce qu’il se passe dans la société numérique, sur les réseaux sociaux si on ne voit pas qu’ils héritent en fait de deux forces fondamentalement opposées : d’une part, il y a les forces "antisystème" qui héritent de la contre-culture des années 1960. Les pionniers de la révolution numérique ont ainsi voulu aider à produire un monde libéré de la verticalité du pouvoir (de la famille, de l’université, de l’usine), du monde ancien. Au fond, ce sont des libertaires. D’autre part, il y a la contre-révolution conservatrice des années 1980 qui veut réduire la société à un agrégat d’individus isolés, à une mise en compétition des personnes. La rencontre de ces deux modèles, soit les libertaires "antisystème" et un monde individualiste, produit la clé de compréhension de ce schéma de société bizarre que nous expérimentons aujourd’hui.

Est-ce là "l’individualisme collectif" que vous décrivez dans votre ouvrage ?

Oui, précisément. L’Homo numericus est à la fois libéral et antisystème. Il est profondément individualiste et, en même temps, il est à la recherche d’une société qui se construit en agrégeant des gens qui pensent exactement la même chose qu’eux, dans la détestation des idées inverses. On assiste alors à l’émergence d’une société dans laquelle le débat est quasiment impossible, où les contradictions ne sont plus possibles. Si vous pensez, par exemple, que les attentats du 11 septembre 2001 sont un coup monté de la CIA, vous allez trouver sur les réseaux sociaux un million d’individus qui le pensent aussi, et vous allez vous unir autour de cette idée dingue. Ce sont les algorithmes. Ce qui vous assemble alors, c’est de penser contre le reste du monde. Par ailleurs, pour vous faire entendre sur les réseaux sociaux, il y a ce fameux principe de "l’économie de l’attention", selon lequel vous devez parler très haut sur l’échelle sémantique pour vous faire entendre. Vous ne pouvez pas avoir une opinion modérée. La combinaison des ces deux facteurs explique pourquoi la promesse numérique de départ a été trahie.

Quel virage a-t-on raté ?

C’est la question à laquelle nous devons réfléchir tous ensemble. Je pense que le virage raté s’est fait dans la collusion implicite, bâtarde, entre deux cultures inverses - celle des années 1960 et celle des années 1980 donc - et qui va aboutir à une culture affaiblissant considérablement les institutions sociales.

Quelles sont ces institutions affaiblies ?

D’abord, il y a les entreprises elles-mêmes. Elles ne jouent plus le rôle intégrateur qui était encore le leur dans les années 1950-1960 (...). Les entreprises deviennent, par conséquent, des sphères très homogènes dans lesquelles la promesse d’horizontalité s’accomplit mais dans des cercles extrêmement étroits.

Ensuite, il y a les partis politiques.(...) Les partis politiques ont de plus en plus de mal à nouer des alliances entre eux car ils se sont construits dans la détestation de l’autre. (...)

Enfin, il y a les médias. Ces derniers sont terrassés par la vague numérique. Selon une étude publiée dans la revue scientifique Nature, les fake news circulent 100 fois plus que les vraies informations… car les fake news sont faites pour circuler. Les médias tombent, eux aussi, dans le piège de devoir hausser le ton sémantique, de dénicher le fait croustillant.
À chaque fois qu’un milliardaire rachète un journal, par exemple, il faudrait que 10 % de la somme qu’il dépense soit dotée d’une fondation pour l’indépendance de la presse.

Ce qu’il faut faire pour s’en sortir, c’est développer des institutions publiques très puissantes. En d’autres termes, c’est réinstitutionnaliser le monde et ne pas croire que l’on peut bâtir une société en agrégeant des individus sur le Net. Cela nécessite que nous reprenions le contrôle intellectuel sur ce qui nous arrive.

L’auteur :

Économiste reconnu pour sa clarté et ses qualités de pédagogue en France comme à l’étranger, Daniel Cohen est membre fondateur et président de l’École d’Économie de Paris. Il a publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels Nos temps modernes ainsi que Le monde est clos et le désir infini.

L’ouvrage :

"Homo Numericus. La "civilisation" qui vient", Daniel Cohen, Éditions Albin Michel, 2022, 240 pp., 20,90 euros.

Dans son nouveau livre Homo numericus, la "civilisation" qui vient édité chez Albin-Michel, Daniel Cohen établit un diagnostic alarmant du monde dans lequel nous vivons et vers lequel nous allons. Pourquoi le numérique et les réseaux sociaux constituent-ils un danger pour la cohésion sociale et les institutions ? Existe-t-il un bon usage des réseaux sociaux ? Il développe également dans son livre le concept clé d’"individualisme collectif", soit un nouveau type de société qui émerge et qui ne repose ni sur l’individualisme contemporain ni sur le modèle hiérarchique des sociétés passées. Inquiet pour l’avenir, l’économiste plaide en faveur d’une ré-institutionnalisation du monde. "Cela nécessite que nous reprenions le contrôle intellectuel sur ce qui nous arrive", alerte-t-il.

Extraits du livre :

"Les algorithmes jouent à l’échelle de la société dans son ensemble le rôle qui fut hier celui de la chaîne de montage dans l’organisation du travail. Ce n’est pas seulement la gestion des corps qui est optimisée, c’est la psyché des humains qui est ‘taylorisée’."

"L’entre-soi règne, accomplissant de manière étroite la promesse d’horizontalité qui se cherchait dans les années soixante. Ce faisant, les inégalités explosent, aucune force de rappel ne liant plus les différentes couches sociales comme le faisaient hier les grandes entreprises industrielles."

"Un nouveau type de société surgit qui ne repose ni sur l’individualisme contemporain ni sur le modèle hiérarchique des sociétés passées. C’est un ‘individualisme collectif’ qui voit le jour où l’on épouse l’identité d’un groupe à son image."

Alice Dive
Journaliste au sein du service Débats/Opinions
LA LIBRE Publié le 27-09-2022 à 10h28 - Mis à jour le 27-09-2022