Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à la manière dont les Etats pourraient construire un nouveau modèle politique, qui permettrait à La fois d’augmenter le bien-être des populations et de respecter Les écosystèmes ?
Lors de mes études en sciences sociales, je me suis spécialisée dans l’étude des Etats-providence et des politiques publiques. J’avais une expérience dans l’activisme environnemental, notamment au sein des Amis de la Terre. J’ai rapidement constaté que les questions écologiques étaient quasiment absentes des réflexions. Lorsqu’on évoquait le problème du dérèglement climatique, on sentait beaucoup de résistance, comme si la question n’avait pas sa place dans nos recherches. Heureusement, ces dernières années, la situation s’est améliorée. Aujourd’hui, plus personne ne se demande pourquoi il faut intégrer les questions environnementales à nos travaux ; il s’agit plutôt de trouver comment le faire.
Un axe important de votre travail consiste à trouver un moyen, pour les Etats-providence, de s’affranchir du dogme de La croissance. Pourquoi est-ce important ?
L’Etat-providence continue à être un modèle important en Europe. Nous disposons grâce à lui d’institutions publiques dans les domaines de l’éducation ou de la santé, par exemple. Mais ce modèle est intrinsèquement lié à l’idée de croissance économique, perçue comme une condition nécessaire pour parvenir au plein emploi et prélever des taxes permettant de partager la richesse et de financer ces investissements publics. Nous sommes coincés dans ce système, car il y a la crainte, du côté des acteurs politiques et même des citoyens, qu’un arrêt de la croissance entraîne un retour en arrière, un appauvrissement généralisé. Or, on voit bien que cette idée de croissance à tout prix est intenable, non seulement parce qu’elle mène à une surexploitation des ressources planétaires, mais aussi parce qu’elle ne tient pas vraiment la promesse d’une redistribution équitable des richesses. Nous pouvons donc faire ce constat : si nous continuons à construire l’Etat-providence sur la croissance économique, nous n’allons pas pouvoir continuer à augmenter le bien-être des populations.
« Une économie qui n’est plus basée sur la croissance est régénérative, elle fonctionne à l’intérieur des limites de la planète et crée une redistribution des richesses »
Votre proposition, c’est de revisiter un concept qui n’est pas nouveau, celui de cercle vertueux, en y intégrant la prise en compte du paramètre environnemental.
– Oui, je propose de revisiter l’idée politique de cercle vertueux. Car elle a eu une énorme influence, en contribuant à justifier des mesures telles que l’assurance chômage ou les congés maladie. En un mot, elle a permis le développement des États-providence financés par l’impôt. Qu’est-ce que le cercle vertueux ? C’est l’idée qu’il y a une interdépendance des politiques sociales et économiques, un renforcement positif, qui fait que les mesures de politique sociale ne sont pas en contradiction avec l’économie. Même si elle a été mise à mal par le néo-libéralisme, cette idée a eu un tel poids politique qu’il est intéressant de la déconstruire . et de la réadapter à un nouveau contexte. li faut à présent intégrer les questions de durabilité écologique et de limites planétaires au concept de cercle vertueux.
Ce que vous suggérez, c’est de conserver cette idée de cercle vertueux mais en la débarrassant de la croyance en une spirale ascendante positive entre croissance économique et protection sociale.
– Oui, on conserve ainsi cette idée d’une intégration entre économie et social. Sauf que l’économie n’est plus basée sur la croissance. Elle est régénérative, elle fonctionne à l’intérieur des limites de la planète et crée une redistribution des richesses. Elle est bénéfique à l’homme mais aussi à la planète. Dans le cercle vertueux classique, les politiques publiques se concentraient sur un but : l’amélioration du niveau vie, la sortie de la pauvreté. Il faut à présent trouver une nouvelle direction. Le but global de la politique sociale et de l’Etat-providence ne devrait plus être l’amélioration du niveau de vie, mais le bien-être durable.
Vous parlez d’un “cercle vertueux du bien-être durable”. Qu’est-ce que c’est ?
– C’est une manière de reconnaître que le bien-être de l’être humain dépend des écosystèmes. En d’autres mots, que le bien-être ne peut augmenter si les écosystèmes sont détériorés. Pour assurer le bien-être durable, nous devons réfléchir différemment à nos besoins. Il faut abandonner la production et la consommation de masse, et plutôt viser à produire en suffisance, en fonction des besoins élémentaires nécessaires au bien-être de chacun, et dans les limites biophysiques de la planète. Des chercheurs en environnement ont proposé plusieurs limites pour que les ressources naturelles ne soient utilisées qu’à un niveau où elles peuvent se régénérer, par exemple un quota de 7 tonnes de CO2 par tête par an ou encore un modèle pour mener “une vie à 1,5°C” (en référence à la limite sous laquelle il faudrait maintenir le réchauffement planétaire). Le futur Etat-providence devrait intégrer ces limites et encourager ces nouveaux modes de vie.
Tout cela passe aussi par une redéfinition de la notion même de bien-être...
– Le problème avec la “vieille idée” du cercle vertueux, c’est qu’elle repose sur une conception matérielle du bien-être. Avec ma collègue Tuula Heine, nous avons élaboré une autre définition du bien-être, basée sur plusieurs dimensions : avoir (de quoi subvenir à ses besoins de base), faire (des activités porteuses de sens), aimer (les relations affectives) et être (réaliser son potentiel, avoir une bonne santé mentale). Il reviendrait au futur Etat-providence de soutenir ce bien-être multidimensionnel. S’il y parvient, la demande de prestations et de services financés par l’Etat pourrait même décroître. Et on pourrait en même temps atteindre la durabilité écologique.
Avez-vous l’impression que certaines initiatives institutionnelles et publiques avancent dans cette direction ?
– Les discussions les plus récentes de l’OCDE sur l’économie du bien-être, et le Pacte vert européen ont encouragé le retour de l’idée de cercle vertueux, ce qui 1 remet en cause le dogme néolibéral. Même si ces propositions vont dans la bonne direction, elles restent dépendantes de l’idée que la croissance est nécessaire pour assurer le bien-être. Le Pacte vert européen reconnait ainsi le problème du dérèglement climatique, la nécessité de l’atténuer, mais la croissance économique est toujours centrale dans la réflexion.
Le défi d’une telle refonte du système politique est non seulement structurel, mais aussi idéologique, dites-vous.
Oui, les changements structuraux sont certainement les plus difficiles à mettre en place, mais il ne faut pas négliger la dimension des idées. Avec cette question : comment influencent-elles l’action ? Pour moi, les idées sont importantes, surtout dans les politiques publiques, car elles conditionnent la manière dont nous allons réfléchir. Si nous disons que la décroissance va abaisser le niveau de bien-être, qu’elle va nous ·conduire vers un Etat-providence au rabais, où il y a plus de chômage et de pauvreté, nous n’offrons aucune perspective désirable pour le futur. Il faut donc créer une nouvelle idée politique qui montre que le bienêtre peut augmenter dans le contexte d’une économie durable, que c’est possible. Et espérer qu’elle pourra inspirer des actions radicales. J’espère que le concept de cercle vertueux du bien-être durable puisse fonctionner à la manière d’une feuille de route et fournir un dispositif narratif convaincant et séduisant pour l’Etat-providence au-delà de la croissance.
Propos recueillis par Amélie Mouton
Etopia, Les rencontres de l’écologie politique, supplément de Imagine, septembre 2020
Voir aussi "Penser l’Etat providence post-croissance" dans mes "perles" : https://www.pearltrees.com/michelsim/penser-autrement-pour-demain/id13414027/item318901031