Philosophe, écrivain, inspecteur de l’Éducation nationale, Abdennour Bidar prodigue depuis bientôt trois décennies une parole de sagesse, d’ouverture, de tolérance.
son credo “il faut retisser le lien avec soi-même, avec les autres et avec la nature”.
En 2015, en partant d’un constat simple – dans le désert de sens de nos sociétés, nos soifs d’essentiel ont besoin d’oasis – il a créé, avec d’autres personnes, le Centre Sésame à Paris dédié à la transmission d’une culture spirituelle non confessionnelle, la plus ouverte qui soit.
Il publie cette année, en 2022 "Grandir en humanité, libres propos sur l’école et l’éducation", dialogue avec Philippe Meirieu (Ed. Autrement).
En 2016, il publie "Les tisserands, réparer ensemble le tissu déchiré du monde" (Ed. Les liens qui libèrent).
Voici des extraits d’un entretien avec Francis Van de Woestyne, Editorialiste à La Libre, ce 18/12/2022.
Tant du point de vue affectif que du point de vue de ma formation spirituelle et intellectuelle, c’est la présence de ma mère qui a été déterminante. Très tôt, elle m’a pris comme interlocuteur privilégié de ses questionnements, de ses méditations. Ma mère est catholique d’origine, de culture. Elle s’est convertie à l’islam vers l’âge de trente ans. Personne ne l’y a poussée. Il s’agissait d’une quête personnelle, exigeante, ardente qui lui a fait découvrir des sagesses plus orientales. Ma mère s’est d’abord penchée sur l’étude de l’hindouisme, puis elle a rencontré la tradition mystique soufie de l’islam : il s’agit d’une voie d’éveil. Souvent, en Occident, le soufisme a une image un peu idéalisée, une voie d’amour et de connaissance, ce qu’elle est fondamentalement. Mais elle peut être aussi, parfois, rattrapée par les maux de l’islam extérieur : le dogmatisme, la rigidité.
Très jeune, avant l’âge de raison je crois, j’étais naturellement aspiré par ce type de considération et de vie contemplative. Dès que j’ai pris un peu conscience de moi-même, je me suis retrouvé dans la prière : l’expérience originelle de la prière, ce n’est pas une obligation religieuse ou une contrainte, c’est un élan, un enthousiasme, le sentiment de revenir à la maison.
Je pense que ma vie est marquée par des polarités fortes entre lesquelles j’essaye de trouver un équilibre. Entre l’Orient et l’Occident : je suis né ici, je suis d’ici, je suis un Occidental et en même temps je suis musulman, donc je ne suis pas tout à fait un Occidental. Je suis musulman, sans être d’un pays musulman, donc je ne suis pas non plus tout à fait oriental. Je me sens donc d’ici et d’ailleurs. Et ni d’ici, ni d’ailleurs.
Je suis un peu un outsider de l’islam : je suis dedans-dehors, mes deux cultures, mes deux origines. J’ai été très nourri par la culture occidentale moderne dans laquelle j’ai été élevé, par rapport à laquelle je me suis toujours senti en décalage parce que me manquaient les dimensions de l’intériorité, de la transcendance, trop absentes dans notre société.
Quelques jours après les attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, vous avez publié, notamment dans “La Libre Belgique”, une lettre ouverte au monde musulman. Vous écrivez : “Je te vois en train d’enfanter un monstre qui prétend se nommer État islamique et auquel certains préfèrent donner un nom de démon : Daesh. Mais le pire est que je te vois te perdre – perdre ton temps et ton honneur – dans le refus de reconnaître que ce monstre est né de toi, de tes errances, de tes contradictions, de ton écartèlement interminable entre passé et présent, de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine”.
Ce texte, écrit en 2015, est toujours d’actualité. Il est temps que l’islam regarde en face ses démons et qu’il passe du réflexe de l’autodéfense à la responsabilité de l’autocritique. Rien n’a réellement changé. On parle de questions de civilisation, cela ne change pas en cinq ans, ou en une génération. C’est un travail sur le temps long.
Vous dénonciez “des invariants extrêmement préoccupants dans l’Islam : l’absence de démocratie, l’infériorisation des femmes, l’interdiction faite à la pensée de contester le dogme ou d’aborder de manière critique la lecture du Coran”.
C’est la tradition historique de l’islam telle qu’elle s’est sédimentée et fossilisée à partir d’un certain moment. La Coupe du monde de football a lieu au Qatar, un pays dans lequel ces maux endémiques, enkystés, s’expriment d’une façon inacceptable. Il s’agit d’un pays dans lequel l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas reconnue, il est impossible d’avoir une pensée critique de l’islam, de son dogme.
Je me suis rendu compte que j’avais beaucoup de lecteurs non musulmans qui me disaient : tout ce que vous dites me parle alors que je ne connais rien à l’islam. Mais cela entre en résonance avec des questionnements existentiels spirituels profonds. Cela pouvait venir de gens qui se disaient athées mais qui se demandaient quelle place le spirituel pouvait avoir dans leur vie, de chrétiens avec un pied dedans un pied dehors, de juifs, dans le même entre-deux, de gens qui s’étaient tournés vers le bouddhisme. Je me suis retrouvé à parler, presque involontairement, à des gens dans un questionnement spirituel ancré. Cela a été un déclic qui m’a autorisé à écrire d’autres livres : l’islam n’a été que ma porte d’entrée naturelle vers des questions plus larges et plus partagées…
Dans ce livre “Les Tisserands”, vous appelez à la restauration de trois types de lien ; envers soi-même, envers les autres et envers la nature.
Concernant le lien à soi, le philosophe Martin Buber disait : il faut commencer par soi mais ne pas se prendre pour but. On ne peut agir dans le monde qu’à travers ce que l’on est. Si on ne travaille pas à s’accorder, à se pacifier, comment prétendre amener davantage d’harmonie dans le monde ? Moi, je suis né presque dans l’écartèlement, la contradiction entre deux cultures et entre mes deux tendances : l’une contemplative, l’autre, active. Je suis toujours partagé entre deux idées. L’une : rien ne sert d’agir, il suffit de regarder le monde et d’essayer d’y voir l’harmonie cachée. C’est ma nature contemplative qui me souffle cela. Tout est bien. Ne bouge pas. L’autre idée me dit : sois actif, sors de chez toi, regarde tout ce qui ne va pas, les inégalités, les injustices, les frustrations existentielles. J’ai dû trouver un accord, c’est-à-dire une dynamique pour que l’un et l’autre se renforcent au lieu de s’opposer. Ce sont des contraires complémentaires. Tous les jours, matin et soir, je pratique un exercice soufi, un temps de méditation. Un moment purement contemplatif, une immersion intérieure dans ce sentiment que tout est un, bien. Mais au lieu de m’empêcher de sortir de chez moi, cela me donne de la force d’agir. Cela relève mon engagement de la menace du désespoir. Mais j’ai cette chance : l’activité méditative nourrit chez moi une activité renouvelée.
Autre lien essentiel à rétablir : le lien à l’autre…
Pour certaines personnes, le lien à l’autre est primordial. Moi, j’ai fait dans la vie l’expérience inverse. Pour moi, l’autre est une découverte tardive. Ma tendance est l’attitude contemplative et l’intériorité. Beaucoup de gens ont du mal à se concentrer, moi, j’ai du mal à me disperser. Il m’a fallu longtemps pour vivre la relation à l’autre et au monde autrement que comme une dispersion. Moi, je suis passé du lien à soi au lien à l’autre.
Le lien avec la nature a été fortement dégradé…
Quand on est sorti d’une époque religieuse, nous nous sommes retrouvés avec une puissance d’agir technologique folle, prodigieuse. Nous sommes devenus des espèces de bébés titans complètement fous ou de dieux nouveau-nés, mais sans le degré de conscience ou de sagesse qui devrait aller de pair avec cette nouvelle condition de titan technologique. C’est pour cela que nous sommes destructeurs parce que nous n’avons pas encore égalisé notre niveau de sagesse à notre surpuissance à agir.
Vous dites que ce sentiment de surpuissance existe depuis la Renaissance…
À l’échelle de l’Humanité, cinq siècles, c’est quelques minutes. Que s’est-il passé depuis la Renaissance ? Une ou deux choses, pas plus, alors qu’on a l’impression que tout a changé. À ce moment-là, notre condition a commencé à muter. Nous sommes entrés dans une mutation d’espèce. Notre condition est passée de la mesure à la démesure. Nous avons basculé dans l’hubris, cette outrance dans le comportement inspiré par l’orgueil. Mais quelle sagesse à la mesure de notre démesure ? Voilà, pour moi, la question posée depuis la Renaissance. Cela ne m’étonne pas du tout qu’on ne soit pas encore arrivé à cet équilibre entre sagesse et démesure et que la parole des philosophes soit restée lettre morte. Je ne suis qu’un perroquet de plus. Déjà Rabelais le disait : “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”.
Aujourd’hui, nous n’avons d’autre choix que de nous réformer radicalement, de tout reprendre à la racine, parce que le problème écologique est tellement gravissime et parce que les déséquilibres dans nos sociétés sont extrêmement importants. Peut-être ne va-t-on pas faire les choses de manière idéale, c’est-à-dire avoir une prise de conscience dans la paix. Cela se produira peut-être dans le chaos. Car dans l’Humanité, c’est souvent comme cela que cela se passe : on attend d’être au bout du bout du bout du bout et d’avoir bu le calice jusqu’à la lie, que l’on n’a plus d’autre choix que de se réformer, se révolutionner.
Là, on y est non… ?
Oui. Car l’étranglement est important. Mais la question est : avons-nous déjà assez souffert ?
Tout le monde ne souffre pas de la même façon. Certains ne souffrent pas du tout, profitent des progrès.
Il ne s’agit pas de lutter ou de freiner le progrès mais de l’accompagner d’une certaine sagesse, d’une nouvelle intériorité. Il faut accompagner le progrès d’une manière plus joyeuse et enthousiasmante. Aujourd’hui, le progrès n’est pas sublimé, transfiguré. Il faut se souvenir du sens du mot apocalypse : le dévoilement. Je dirais donc que le dévoilement du sens du progrès ne s’est pas encore produit. Notre progrès est matériel, de confort, de sécurité, mais ce n’est pas un progrès d’humanisation, qui nous unit. Il faut assumer qu’on est devenu des monstres, des prédateurs pour la planète. Mais on peut se relever de cette surpuissance d’agir d’une façon qui soit féconde, créatrice.
Ma foi humaniste, c’est de voir une humanité souffrante mais qui va tirer de cette expérience de la grande souffrance un surcroît de conscience de soi et de révélation de ce qu’est l’humain.
Nous assistons aujourd’hui à un million de révolutions tranquilles. Regardez les nouvelles générations : les entreprises s’arrachent les cheveux parce que les jeunes ne veulent plus entrer dans le système tel qu’il est. C’est la grande démission. Notre jeunesse veut de moins en moins jouer le jeu maudit du système ancien. Elle ne sait pas encore où elle veut aller mais elle a décidé qu’elle voulait y aller. C’est important : comme le dit Bergson, dans le mouvement de la vie, l’intelligence vient toujours en second. Ces jeunes naissent avec une qualité d’âme différente. Leur force spirituelle est particulière, elle refuse de jouer le jeu matérialiste auquel nos générations se sont pliées plus docilement. Je crois beaucoup dans tous les élans de transition, de transmutation. C’est quand tout va mal que l’espoir naît. Une phrase se trouve aussi bien dans le Tao que chez Ovide : les hommes voient le bien, ils veulent le bien, mais au moment fixé pour le bien, voici le mal. L’inverse marche aussi. C’est quand les hommes sont dans l’incertitude et la détresse, que peut naître une vertu : c’est à ce moment-là que peut apparaître un nouveau chemin.
Beaucoup ne sont pas conscients de la catastrophe…
C’est pour cela qu’elle sera peut-être inévitable. Je ne peux pas dire comment cette espérance va arriver, se matérialiser. Parce que je constate aussi la folie du monde actuel.
Pour la suite, voir l’extrait qui concerne l’école :
Contre le prêt-à-penser qui domine, le rôle de l’école et de l’éducation est essentiel.