"Pour la génération de mes grands-parents, le divorce était impensable. Mes parents l’ont fait.
Pour la génération de mes parents, le mariage gay était impensable. Ma génération l’a fait.
Pour ma génération, faciliter l’immigration est impensable, mes enfants le feront".
C’est un changement générationnel.
Le temps de surmonter la bosse populiste..."
La veille de sa présentation officielle à Marrakech, ces lundi et mardi, le pacte sur les migrations de l’Onu n’avait pas fini de déchaîner les passions de bien des États et de nourrir les critiques des populistes de tous bords. Pris dans les échanges de tirs de la politique interne belge, ce texte d’à peine 30 pages aura même enterré de facto le gouvernement du plat pays. "Tout ça pour un texte qui n’est même pas obligatoire et qui n’ajoute aucun droit aux migrants… Il y a encore énormément de résistance des États, qui craignent de partager leur pouvoir ultime souverain de décider qui entre et qui sort de leur territoire", observe François Crépeau, professeur de droit à l’Université McGill au Canada, rapporteur spécial de l’Onu sur les droits de l’homme des migrants entre 2011 et 2017.
L’existence même de ce texte marque alors une véritable rupture. En effet, ne serait-ce qu’évoquer la migration au sein des Nations unies était impensable il y a un peu plus de dix ans. "À partir de 1950, les États ne voulaient pas que la migration, attribut de la souveraineté territoriale, soit discutée de façon multilatérale. Elle n’était pas un sujet pour les Nations unies, qui sont un cadre de coopération internationale", explique M. Crépeau. En 1951, naît toutefois l’ancêtre de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en dehors du cadre de l’Onu. "L’OIM n’a pas un mandat en matière des droits de l’homme, mais juste un mandat technique de soutien aux États."
Ainsi, la migration était-elle condamnée à rester un sujet tabou de l’Onu. Mais c’était sans compter Kofi Annan, devenu le septième secrétaire général des Nations unies en 1997. (…)
La stratégie de Peter Sutherland, nommé représentant spécial du secrétaire général sur la Migration et le Développement a finalement, dix ans plus tard, porté ses fruits. Après 2010, “La crise syrienne va cristalliser toutes les angoisses de l’Europe” et cela va aider.
La description de ce qui s’est passé est passionnante. Je la reprend en annexe de ce texte, ci-dessous.
En 2016, les 193 membres de l’Assemblée générale de l’Onu adoptent, à l’unanimité, la "Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants", qui annonce la rédaction de deux pactes globaux (l’un sur les réfugiés, l’autre sur les migrants).
Celui pour les migrations - négocié pendant plus de deux ans à la sueur du front de la représentante spéciale de l’Onu pour les migrations, la Canadienne Louise Arbour - se base sur l’idée que le phénomène migratoire est naturel. "Et il faut le gérer comme tel. Les frontières n’ont jamais été fermées. Les frontières démocratiques - au contraire de celles de la Corée du Nord - sont poreuses. Car l’homme est une espèce animale migrante. Et la migration est fondée sur l’espoir d’une vie meilleure. Nous n’arracherons pas l’espoir du cœur de l’homme", résume donc M. Crépeau.
"Le Pacte veut légaliser la migration” proclament les populistes et les extrémistes. Car le déni de cette réalité est devenu leur fond de commerce. "Ils ne veulent pas reconnaître que, face à un phénomène social irrépressible, toutes les mesures de répression poussent les migrants dans la clandestinité et créent un marché pour les mafias. La migration clandestine est créée par les États. Par exemple, il n’y avait pas de passeurs de migrants entre l’Italie et la France, avant qu’on ferme la frontière. Le pacte fixe donc comme objectif la facilitation, la légalisation de la migration afin de la réglementer et de la taxer. Ainsi, l’argent va à l’État au lieu d’aller aux mafias", résume M. Crépeau.
Et d’ajouter : "Si on l’appliquait demain matin, on n’aurait plus de problèmes d’immigration." À l’heure où les populistes ont le vent en poupe, où la défense des faits migratoires face aux fantasmes extrémistes n’est pas rentable politiquement, cela n’est pas près d’arriver. Ni demain, ni dans dix ans. M. Crépeau parierait sur 15 ans, "le temps de surmonter la bosse populiste.
C’est un changement générationnel.
Pour la génération de mes grands-parents, le divorce était impensable. Mes parents l’ont fait. Pour la génération de mes parents, le mariage gay était impensable. Ma génération l’a fait. Pour ma génération, faciliter l’immigration est impensable, mes enfants le feront".
Rencontre > Maria Udrescu À Montréal
Publié dans La Libre le lundi 10 décembre 2018
Annexe
Le rôle de Peter Sutherland
(Voir dans La Libre)
L’Organisation internationale pour les migrations (OIM), née en 1951 est placée en dehors du cadre de l’Onu. "L’OIM n’a pas un mandat en matière des droits de l’homme, mais juste un mandat technique de soutien aux États."
Ainsi, la migration était-elle condamnée à rester un sujet tabou de l’Onu. Mais c’était sans compter Kofi Annan, devenu le septième secrétaire général des Nations unies en 1997. "Il voulait que l’Onu parle de migration parce qu’elle est liée au développement. Les États-Unis, le Canada ou même la France ne seraient pas ce qu’elles sont sans la migration", insiste M. Crépeau . Le Ghanéen Annan essuie pourtant plusieurs échecs dans ses tentatives d’amener les pays de ce monde à discuter d’un phénomène qui ne connaît pas de frontières.
Coincé, le secrétaire général finit par trouver la clé de ce casse-tête en 2006. Il embauche, en effet, Peter Sutherland comme représentant spécial du secrétaire général sur la Migration et le Développement. "Comme on parle de migration ET de développement, et que le développement est bien un sujet des Nations unies, on ne peut pas lui faire de reproches", note M. Crépeau. Successivement procureur général d’Irlande, commissaire européen à la Concurrence, président de Goldman Sachs International ou encore du Conseil de la London School of Economics, Peter Sutherland n’a pas d’expérience en matière migratoire. Paradoxalement, c’est de là qu’il tire sa force. "Il est vu comme quelqu’un de sérieux, qui parle d’argent et de pouvoir. Compte tenu de son réseau et des fonctions qu’il a occupées, il claque des doigts et les États viennent à table."
Encore fallait-il faire en sorte qu’ils ne la quittent pas aussitôt. "Lors des premières réunions, on ne parle que des avantages économiques des migrations, pas des droits de l’homme des migrants. Il semble que ce fut une stratégie pour que les États s’habituent à en parler et ne s’enfuient pas lorsque les discussions incluraient les ONG." Cela ne tarde pas d’arriver, avec la naissance du Global forum on migration and development (GFMD), dont la première édition a lieu à Bruxelles en 2006, réunissant pays de l’Onu et ONG. Envisagé hors du cadre des Nations unies, il se veut "un lieu de parole, où les États présentent les bons et les mauvais coups en matière de migration, les leçons apprises. Les intérêts se rejoignent, le langage s’affine, l’expertise s’approfondit."
L’Europe donne le ton
La supposée stratégie de M. Sutherland aura fonctionné. À tel point que, lorsque le Mexique, quatrième pays à accueillir le GFMD en 2010, met sur la table la question des droits des migrants, les États ne prennent toujours pas leurs jambes à leur cou. Finalement, "la crise syrienne va cristalliser toutes les angoisses de l’Europe. Et puisque la question devient européenne, elle doit devenir mondiale", ironise M. Crépeau. En 2016, les 193 membres de l’Assemblée générale de l’Onu adoptent donc, à l’unanimité, la "Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants", qui annonce la rédaction de deux pactes globaux (l’un sur les réfugiés, l’autre sur les migrants).
C’est alors qu’intervient le dur labeur de la Canadienne Louise Arbour pour faire émerger le Pacte pour les migrations.