Vandana Shiva parle de la révolution verte. Elle raconte les recherches qu’elle a menées en tant qu’universitaire au Pendjab sur les conséquences écologiques et financières néfastes de la ’révolution verte’ au début des années 1980.
Cette révolution, mise en place au milieu des années 1960, visait à doper les rendements agricoles afin de rendre le pays autosuffisant.
Mais, aujourd’hui, la crise agricole et écologique frappe toujours l’Inde, alors qu’un actif sur deux travaille dans le secteur primaire.
Propos recueillis par Emmanuel Derville Publié le mardi 15 août 2017 dans La Libre
Jamais je n’oublierai cette année 1984. En juin, le Pendjab, dans le nord de l’Inde, avait basculé dans une insurrection séparatiste que le pouvoir central réprima dans le sang. Le Premier ministre Indira Gandhi envoya l’armée qui prit d’assaut le Temple d’or à Amritsar où le chef des insurgés, Jarnail Singh Bhindranwale, s’était retranché. Les violences étaient d’autant plus surprenantes que, quinze ans plus tôt, cet Etat était prospère et paisible, une région agricole couverte de champs verdoyants, le grenier de l’Inde. Tel était le souvenir que je gardais de l’époque où je préparais un master en physique des particules à l’université du Pendjab entre 1968 et 1973. Que s’était-il passé pour qu’une partie de la population prenne les armes ?
Je pressentais que le conflit n’était pas de nature religieuse ni séparatiste. La cause était plus profonde, elle tournait autour de l’eau et des ressources naturelles. Je décidai de soumettre un projet de recherche à l’université des Nations unies à Tokyo, et ma proposition fut acceptée en 1982. J’avais cinq ans pour enquêter et rédiger une étude. En 1984, je partis dans les villages rencontrer des agriculteurs. Un mot revenait sans cesse : dette. Tous étaient accablés de crédits à hauteur de 200 000 ou 300 000 roupies pour acheter des engrais, des pesticides, des semences et cultiver du blé ou du riz. Avec la chute des prix, ils n’arrivaient plus à rembourser leur emprunt.
Ce piège du surendettement ne s’était pas refermé par hasard. Il résultait des nouvelles techniques agricoles introduites en 1966. William Gaud, l’ancien directeur de l’Agence américaine pour le développement (USAID), appela ’révolution verte’ cette transformation de l’agriculture parce que, dans les premières années, la production de blé et de riz grimpa de manière vertigineuse. Les nouvelles variétés étaient riches en grain et pauvres en feuilles, ce qui réduisait la quantité de fumier qui servait jusqu’alors d’engrais. Les fertilisants chimiques prirent le relais, mais ils coûtaient cher. Alors le gouvernement les subventionna, tout comme il subventionna la production par un mécanisme de prix garantis. Ce mille-feuille de subventions pesait sur les finances publiques. Au début des années 1970, le pouvoir fédéral commença à réduire les aides, si bien que le tarif des engrais, des pesticides et de l’électricité qui servait à faire fonctionner les pompes à eau pour l’irrigation se mit à grimper. Quelques années plus tard, les premières manifestations éclatèrent et alimentèrent les revendications séparatistes. On vit des milliers de personnes protester devant les banques en criant : ’Nous ne paierons pas nos dettes !’
Un désastre écologique
La crise était aussi un désastre écologique. Le premier problème découlait de la quasi-monoculture. Avant la révolution verte, le Pendjab abritait des dizaines de cultures différentes comme le blé, le millet, le maïs, les légumes secs, les oléagineux… La mise en avant du blé et du riz mit fin à tout cela et rendit les nouvelles variétés plus vulnérables aux maladies. Pour en venir à bout, il fallait asperger toujours plus de pesticides. Pour les engrais, c’était la même chose. La monoculture épuisait la fertilité des sols, si bien que pour maintenir les rendements, il fallait acheter toujours plus de fertilisants chimiques qui, à leur tour, appauvrissaient la terre. Dans ces conditions, le cultivateur devait emprunter encore et encore.
Cinquante ans après la révolution verte, la situation n’a guère changé. Chaque année, des milliers de fermiers se suicident parce qu’ils ne parviennent pas à sortir du surendettement. Nous devons nous débarrasser des engrais chimiques et des pesticides, ce qui réduirait les coûts de production et le besoin de recourir à l’emprunt.
L’agriculture indienne est à un tournant. 62 % des agriculteurs se disent prêts à changer de métier s’ils trouvent un emploi en ville, selon un sondage réalisé en 2014 par le Centre for the Study of Developing Societies de Delhi. Mais nous pouvons encore sauver les petits cultivateurs de la crise si nous nous engageons dans la voie de l’agriculture biologique. Elle peut créer des emplois, doper les revenus des ménages ruraux, ce qui permettrait de faire reculer la pauvreté qui frappe d’abord les campagnes. Lorsque ce sera fait, les paysans cesseront de fuir leurs terres pour trouver du travail en ville. Nous pourrons alors freiner l’explosion de la population urbaine qui épuise les infrastructures et rend certaines agglomérations invivables.
L’Inde fête ses 70 ans ce 15 août. Emmanuel Derville, correspondant de “La Libre” à New Delhi, a interrogé cinq témoins qui ont vécu les basculements sociaux, politiques et économiques de leur pays. Ces entretiens, et d’autres encore, sont à lire dans son ouvrage “Métamorphoses de l’Inde depuis 1947” (éditions Ateliers Henry Dougier), qui sortira en librairie le 7 septembre prochain.