Extraits d’un article de Pierre Ramaut, psychanalyste, pour Généasens
Le documentariste André Dartevelle signe un sobre et émouvant diptyque sur le massacre de civils belges dans les débuts de la Première Guerre mondiale. Mémoire familiale, transmission, pardon ou réconciliation sont quelques-uns des thèmes traités finement.
Dans le premier volet, Les murs de Dinant, sept « témoins » se souviennent des grands massacres de civils des 23, 24 et 25 août 1914, commis dans la ville par les troupes allemandes. Ils sont les descendants des familles des victimes, ils racontent leur histoire familiale broyée par la tragédie, un héritage qui passe de génération en génération. Leurs récits révèlent les traces profondes que ces crimes ont laissées, d’autant plus vives qu’aucune justice n’a sanctionné les coupables. Longtemps, la légende des francs-tireurs belges a servi de justification aux autorités et aux historiens allemands. À Dinant, une délégation officielle allemande a reconnu les faits en 2001 et demandé le pardon, mettant un terme au ressentiment, mais la mémoire douloureuse persiste.
(...)
Est-il possible de pacifier nos fantômes familiaux ?
Fort heureusement il y a bien quelque chose à faire !
Une théorie solidement étayée, celle de la psychanalyse transgénérationnelle, habituellement plus connue du grand public sous le nom de « psychogénéalogie », existe et progresse régulièrement pour rendre compte de ce phénomène, parfois inquiétant, qu’est la transmission inconsciente au fil des générations, des traumatismes, des secrets , des tâches inachevées, des deuils familiaux non faits, etc.
Plusieurs stratégies thérapeutiques et plusieurs outils cliniques fiables existent pour aider des personnes, souvent en grande souffrance, et porteuses de ce que les psychanalystes, Nicolas Abraham et Maria Török , ont été les premiers à appeler des « fantômes » transgénérationnels.
Rappelonsce que nous disait, dans son livre "Ma vie, souvenirs, rêves et pensées", le grand clinicien de l’âme qu’était Carl Gustav Jung (1875-1961).
Tandis que je travaillais à mon arbre généalogique, j’ai compris l’étrange communauté de destin qui me rattache à mes ancêtres. J’ai très fortement le sentiment d’être sous l’influence de choses ou de problèmes qui furent laissés incomplets ou sans réponse par mes parents, mes grands-parents et mes autres ancêtres. Il semble souvent qu’il y a dans une famille un karma impersonnel qui se transmet des parents aux enfants. J’ai toujours pensé que, moi aussi, j’avais à répondre à des questions que le destin avait déjà posées à mes ancêtres, mais auxquelles on avait encore trouvé aucune réponse, ou bien que je devais terminer ou tout simplement poursuivre des problèmes que les époques antérieures laissèrent en suspens […]
Le massacre de Dinant, rappel des faits historiques
Dinant en Belgique compte parmi les villes les plus durement touchées par les atrocités allemandes en 1914.
(...)
Le reportage de la RTBF
« Je vous propose de découvrir à présent ce que l’on appelle « Les murs de Dinant », un film qui évoque la grande guerre et qui a été réalisé par André Dartevelle et qui est consacré au massacre de 700 civils par les allemands en 1914. Il permet de découvrir, avec étonnement, le traumatisme immense des descendants des victimes un siècle après ce crime de guerre.
(...)
Les traumatismes historiques et leurs conséquences sur les générations futures.
(…)
Le temps généalogique est un rythme temporel propre à chaque famille. Cette temporalité spécifique à la famille est découpée en cycles qui sont définis par les événements marquants de la vie des membres de la parenté. Il est donc important de connaître parfaitement les dates importantes de son arbre généalogique.
Certaines dates ou écarts entre des évènements importants peuvent s’inscrire (négativement) au niveau inconscient. Dans ce cas, ces dates ou ces écarts des dates deviennent des signifiants.
Le signifiant est une trace dans l’inconscient. Cela peut être une odeur, une image, une cicatrice qui va renvoyer à un signifié. Ce signifié est le fait décrit dans le souvenir.
L’association inconsciente d’évènements concomitants génère des signifiants, comme par exemple, un décès ou un événement malheureux va être associé à des catégories d’activités, des lieux, des personnes ou des objets.
La réapparition ultérieure de ces différents signifiants dans l’environnement pourra déclencher des réactions incompréhensibles et incontrôlées dans la descendance.
Un syndrome de répétition et d’anniversaire
La transmission et la répétition des traumatismes peut donc se faire inconsciemment à travers différents signifiants qu’utilisent et transmettent inconsciemment, de génération en génération, les membres de la famille (Dates , noms , prénoms, objets, etc.).
Ce phénomène est connu sous le nom de « syndrome d’anniversaire » ou « syndrome de répétition » et a été théorisé dans les années 1970 par le Pr Anne Ancelin Schützenberger.
(...)
Dans son livre, Anne Ancelin schützenberger fait référence à l’étude statistique publiée en 1961 et réalisée par le Dr Joséphine Hilgard, qui confirme son intuition que « L‘ inconscient a bonne mémoire ». Dans cette étude statistique, le Dr Joséphine Hilgard déclare que le déclenchement d’une psychose à l’âge adulte peut être lié à la répétition familiale d’un événement traumatisant.
Traumatisme, crypte et fantôme
Je crois que c’est la terreur et ça se communique de génération en génération
Témoignage d’Alain Bourdon, fils d’un survivant du massacre
Pour définir un traumatisme très simplement, il suffit d’imaginer un évènement tellement terrible et tellement inhumain, qu’il est, à la fois, tellement dur pour le cœur et pour l’esprit, que nos structures mentales et émotionnelles ne peuvent le digérer, l’intégrer, le symboliser et en parler.
Ce qui ne sera pas parlé sera dénié ou refoulé et enfui dans le psychisme, de celui qui a vécu le traumatisme, comme dans une « crypte ».
(...)
Les descendants de porteurs de cryptes seraient en quelque sorte les héritiers d’une part de l’inconscient d’un aïeul, d’une part de ce qui fût un jour, un impossible à dire pour un ancêtre.
Manque à parler et impensé généalogique
Les photos du massacre présentes dans le film ont encore le pouvoir de nous laisser sans voix.
Poursuivant le travail d’Abraham et de Törok et tout en intégrant celui de Françoise Dolto dont il a été l’élève, dès 1985, le psychanalyste Didier Dumas a exploré et précisé la voie du fantôme et en à élargi le concept en définissant le « fantôme » comme un « manque à parler », un « vide de langage » devenant de ce fait au fil des générations un « impensé généalogique ».
Didier Dumas précise aussi, et c’est bien ce sujet qui nous préoccupe avec les traumatisés de guerre de Dinant , que « Les fantômes qui nous hantent peuvent aussi être ceux des traumatismes collectifs (guerres, déportations, etc.) ».
(...)
Au sujet de la transmission, anne Ancelin nous dit ceci en 1993 dans son livre « Aïe mes Aïeux ! ».
La transmission est toujours sous le signe de l’inconnu et de l’interrogation ; mais nous espérons prochainement le progrès de la recherche interdisciplinaire touchant à la fois les sciences humaines, la biologie, la physique quantique, l’éthologie animale et humaine, ainsi que la découverte de nouveaux neurotransmetteurs afin de mieux cerner ces transmissions et ces communications inconscientes entre les individus et les générations.
Depuis ces interrogations d’Anne Ancelin Schützenberger en 1993, de nombreux progrès ont été réalisés tant sur le plan théorique que scientifique, pour tenter de rendre compte de cette question intrigante qu’est la transmission inconsciente des traumatismes entre les générations.
Pour ma part, dans le cadre exigu de cet article, je retiendrai deux théories parmi celles auxquelles je me réfère.
La théorie de Didier Dumas sur la transmission des fantômes et l’activité mentale originaire.
L’épigénétique : Les traumatismes laissent une trace dans l’ADN
1. La théorie de Didier Dumas sur la transmission des fantômes et l’activité mentale originaire.
Avant l’acquisition de la parole, l’activité mentale est l’activité mentale originaire, qui est la seule à l’œuvre dans la psyché de l’enfant du stade fœtal jusqu’à la troisième année. C’est grâce à elle que l’enfant duplique inconsciemment le système de représentation de ses parents.
Les sensations forment la couche la plus ancienne de nos trois enveloppes mentales. C’est la couche la plus interne de notre appareil à sentir, à penser et à communiquer.
La seconde grande catégorie de représentations à l’œuvre dans un cerveau humain, les images commencent à se structurer un peu plus tardivement, à la naissance, avec l’ouverture des yeux.
Dans l’appareil psychique, les images s’intercalent entre les sensations et les mots, car leur principale fonction est d’établir des liens entre l’univers des sensations et celui de la parole.
Les mots forment, eux, notre enveloppe mentale la plus extérieure. C’est celle qui organise nos rapports aux autres et dans laquelle se constitue la dimension sociale et collective de notre existence. Mais c’est aussi celle qui se construit le plus tardivement, puisqu’elle ne commence à le faire que vers trois ans, avec l’acquisition de « je » et la formulation des phrases.
L’activité mentale originaire est donc une activité inconsciente qui concerne les deux premiers stades de note construction psychique (sensations et images).
C’est pendant cette phase originaire de notre développement psychique que nous nous greffons sur les structures mentales de nos parents, le temps que notre propre appareil psychique puisse mûrir et arriver au troisième stade, celui de la parole
Pour Didier Dumas, la construction mentale de l’être humain n’est donc pas individuelle, comme l’a postulé Freud, mais transgénérationnelle, ce qui signifie qu’elle se constitue, à sa base, chez l’enfant de moins de trois ans, par la duplication inconsciente des structures mentales de ses parents. Et, comme celles-ci se sont, elles-mêmes, construites en dupliquant les structures mentales des grands-parents, c’est ce qui explique que les pathologies ancestrales que la psychanalyse contemporaine appelle des « fantômes » peuvent se transmettre sur plusieurs générations.
2. L’épigénétique : Les traumatismes laissent une trace dans l’ADN
(Résumé personnel : L’épigénétique est le domaine qui étudie comment l’environnement et l’histoire individuelle influent sur l’ensemble des modifications génétiques qui se transmettent d’une génération à l’autre.
Des recherches permettent de considérer qu’il y a de nouvelles preuves d’un "héritage épigénétique transgénérationnel" qui pourrait à son tour se transmettre à la descendance.
Le mandat transgénérationnel des taoïstes
Je pense que dans toutes les familles il y a toujours quelque part un transmetteur, quelqu’un qui relaye ce genre d’histoire, qui en parle autour de lui et qui joue le rôle du narrateur.
Interview d’André Dartevelle
Cette petite phrase du réalisateur du film, témoigne, à mon sens, de son intuition sur le fait que dans les familles, il y a toujours quelqu’un qui serait (comme par magie) mandaté par l’arbre familial pour relayer des informations essentielles et pour remettre au travail les « fantômes » familiaux.
Ce phénomène curieux ressemble fort à ce que les taoïstes appellent le « mandat transgénérationnel », qui est donné par le Ciel à l’ultime descendant de la lignée, vivant aujourd’hui, ici et maintenant dans le but de le pousser, toujours plus avant, à la découverte de qui il est, en interrogeant son arbre généalogique pour lui permettre de conscientiser les fantômes qu’il a repris à son compte, et de dégager ce qui le met authentiquement en résonance avec lui-même.
Pour la pensée chinoise traditionnelle il existe donc des liens entre l’ancestralité et ses effets sur la vie de l’individu. Nous naissons avec un projet de vie certes personnel, mais tout de même relié à notre héritage.
(...)
Des outils et des stratégies thérapeutiques pour guérir de nos fantômes familiaux
1. La prise de conscience.
Lorsqu’ils ont compris ce que ce souvenir familial faisait peser sur leur vie ils s’en sont servis.
(...)
2. Le « Génosociogramme » un outil pour exploiter le sens des évènements familiaux
J’ai donné un sens à ce lien affectif.
Témoignage de Valérie Rosoux, descendante à la cinquième génération
(...)
Le génosociogramme, fait prioritairement appel au cerveau droit, qui traite les informations de façon rapide, totale, spatiale et perceptive. Ce mode d’opération, très différent du mode verbal et analytique du cerveau gauche, se caractérise néanmoins par une complexité tout aussi grande : c’est pourquoi la psychanalyse « classique » peut parfois buter et devenir inopérante lorsque des éléments concernant les générations antécédentes aux parents - et donc hors du champ œdipien - sont impliqués dans les symptômes et la souffrance du patient.
3. Retisser la parole et les liens familiaux
L’utilisation d’un « génosociogramme » facilite aussi la parole entre les membres de la famille, y compris les enfants, car partir de questions simples sur des événements importants, enfants et adultes peuvent plus facilement parler de tout. (...)
4. Récits de vie et lignes du temps biographiques
(...)
C’est en identifiant ces moments pivots qu’il deviendra possible de mettre en évidence des cycles de vie mais aussi les correspondances datées entre sa propre histoire et celle de ses aïeuls.
Entreront alors en jeu des répétitions de dates , d’évènements, de problématiques, d’accidents… structurées sur plusieurs générations qui constitueront autant de pistes d’investigation.
(...)
5.La contextualisation des informations
En l’absence de témoignages familiaux directs et de documents précis, le seul moyen d’envisager ce qui s’est réellement passé pour certains personnages « oubliés » est de trouver des informations contextuelles qui émanent de la collectivité et du contexte (historique, sociologique, économique, professionnel, idéologique, etc.), dans lequel nous aïeux ont vécu. (...)
6. Rites et rituels
On se demande quand le traumatisme s’arrêtera ?
Certains rituels symboliques peuvent faciliter la résolution des problèmes de l’arbre familial.
Les rituels nous invitent à apprendre à parler le langage de l’inconscient.
Au lieu d’apprendre à l’inconscient à parler le langage rationnel, les rituels proposent d’apprendre à la raison à utiliser le mode d’expression de l’inconscient qui est composé non seulement de mots, mais aussi d’actes, d’images, de sons, d’odeurs, de saveurs ou de sensations tactiles.
C’est pourquoi les rituels invitent à agir et pas seulement de parler. L’inconscient accepte la réalisation symbolique, métaphorique, pour lui, une photographie ne représente pas quelqu’un, elle est la personne photographiée ; il considère une partie comme le tout (les sorciers réalisent leurs envoûtements sur des cheveux, des ongles ou des morceaux de vêtements de leurs victimes potentielles) ; il projette les personnes qui peuplent sa mémoire sur des êtres réels ou sur des choses.
Les créateurs du psychodrame se sont rendu compte qu’une personne qui accepte d’interpréter le rôle d’un parent provoque chez le patient des réactions profondes, comme si celui-ci se trouvait devant le personnage réel.
Les images que nous conservons dans notre mémoire sont accompagnées d’une perception de nous-mêmes au moment où nous avons vécu ces expériences.
Les rituels travaillent sur la mémoire ; il s’agit de provoquer un changement dans la mémoire, tant dans les images que dans les sensations qui les accompagnent.
7.Résilience et Thérapie transgénérationnelle
Lorsqu’ils ont compris ce que ce souvenir familial faisait peser sur leur vie ils s’en sont servis.
Popularisé par Boris Cyrulnik (neurologue, psychiatre, éthologue et psychanalyste français) (...)
La résilience est donc un phénomène psychologique qui consiste, pour un individu affecté par un traumatisme, à prendre conscience, (par la réflexion, la parole, par une thérapie ou par une thérapie transgénérationnelle) de l’événement traumatique pour ne plus vivre dans la dépression.
8.La guérison de l’arbre généalogique et le tri du patrimoine psychologique
Je sentirai un élan, comme un coup de pied au derrière, pour aller, pour profiter de cette vie, pour en faire quelque chose de fécond.
Témoignage de Valérie Rosoux, descendante à la cinquième génération
Autant il est fréquent de renoncer à une succession dont le bilan est négatif ou de refuser un bien matériel dont le cahier des charges est trop lourd, autant il est rare que l’on remette en cause la transmission de traits psychologiques ou de « dettes » familiales.
Et pourtant,un héritage n’est pas une fatalité, au niveau psychologique essentiellement, nous avons un choix à faire de chaque instant, le patrimoine psychologique est lui aussi triable.
Si nous ne sommes pas toujours responsables de nos héritages nous sommes seuls responsables de l’interprétation et de la réponse que nous y donnons.
Le travail sur l’arbre familial concerne donc non seulement la santé des vivants, mais également celle des « ancêtres mal morts ».
Conclusion :1914/2014 : Un cycle de 100 ans à surveiller
(...)
Paradoxalement ce retour des fantômes de 14/18 peut être une opportunité pour aider les familles qui sont toujours actuellement impactées par la violence de histoire.
(...)
Pierre Ramaut
Pierre Ramaut est psychanalyste à Mons en Belgique. Il est le fondateur du site Généasens et de Commemoria. Il anime des ateliers d’analyse transgénérationnelle et des stages dans le désert et en montagne "Marcher pour Progresser".
Du même auteur pour Généasens
Le génosociogramme et les capacités du cerveau droit
La mort et ses enjeux inter et transgénérationnels
Pardon , temporalité et assimilation des traumatismes
Vidéos
Aider nos proches à bien nous quitter
Interview de Pierre Ramaut pour le Blog « Apprendre sur soi et avancer ».Vidéo 1
Interview de Pierre Ramaut pour le Blog « Apprendre sur soi et avancer ».Vidéo 2
Pour le procurer les émissions :
VOIR...