CROISSANCE/ DÉCROISSANCE : AU-DELÀ DES DIVISIONS ANCIENNES, LES NOUVEAUX DÉBATS ENTRE ÉCOLOGISTES
14 décembre 2012
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Extraits
Stratégies orientées vers les ressources et/ou orientées vers les besoins
Je pense que faire la distinction « accent sur les ressources » versus « accent sur les besoins » nous aide à comprendre quels sont les enjeux du débat actuel sur la croissance, l’éco-efficience et le découplage [1].
Tout ménage soucieux de joindre les deux bouts, s’efforce d’ajuster ses besoins à ses revenus. Ce même, toute société doit maintenir l’équilibre entre son mode de vie et ses ressources. En partant d’un hypothétique état d’équilibre entre les ressources et les besoins, une crise de durabilité se produit lorsque l’état dans lequel se trouve l’environnement (I) est devenu objectivement - ou subjectivement (c’est-à-dire qu’il est perçu comme tel) incapable – dans les limites de la technologie disponible (T), de perpétuer le mode de vie et de consommation considérés comme désirable (A) par cette population (P). La cause peut être exogène (tremblement de terre, tsunami, éruption volcanique, sècheresse…), endogène (démographie en hausse, surexploitation de la ressource de base) ou une combinaison des deux (ce qui est souvent le cas). Les historiens s’accordent (avec Malthus) pour considérer une croissance démographique excessive ou trop rapide comme un des principaux facteurs endogène de déclenchement de crises de soutenabilité.
Face à ce type de crise, il n’y a guère que quatre possibilités de réaction :
1. Gérer les ressources sans toucher aux besoins
2. Gérer les besoins sans changer les ressources
3. Gérer tant les besoins que les ressources
4. Ne toucher ni aux besoins ni aux ressources
Gérer les ressources signifie mettre en place des politiques publiques au plus haut niveau institutionnel en vue de s’assurer directement ou indirectement un accès à une quantité suffisante de ressources, compte tenu du niveau de vie considéré comme adéquat. En revanche, une politique des besoins consiste à infléchir la notion de « niveau de vie adéquat » et à contrôler l’accès des différentes catégories sociales aux ressources disponibles. Les moyens d’une politique des ressources sont l’extensification, l’intensification ou une combinaison des deux. La première stratégie consiste à augmenter la base de ressource de base par la colonisation, la conquête militaire, le défrichement, etc. Nous incluons dans cette idée d’extensification l’exploitation d’une matière première ou d’une source d’énergie jusqu’alors inexploitée et leur intégration dans le circuit économique comme ce fut le cas lorsque le charbon, puis le pétrole ont intégré le processus de production sur une grande échelle. On peut, en effet, considérer cette mise en exploitation du charbon et du pétrole comme une forme de colonisation du sous-sol, comme une extension de la surface disponible non plus dans la dimension horizontale comme dans le cas d’un défrichement ou d’un assèchement de marécage, mais dans la dimension verticale. La seconde stratégie, l’intensification, consiste à extraire davantage de valeur de chaque unité de matière première prélevée dans l’environnement et ce au moyen d’innovations technologique ou organisationnelles et/ou par un accroissement de la quantité de travail. L’intensification consiste donc à augmenter la productivité des ressources. C’est « l’évangile de l’éco-efficience ».
Une politique des besoins consiste en un ensemble de mesures visant à ajuster le niveau de consommation aux ressources disponibles soit en agissant sur le facteur A soit en agissant sur le facteur P. Dans le premier cas, on diminue le niveau moyen de consommation sans toucher au facteur démographique, dans le second on diminue la charge démographique au moyen de l’émigration, de la réduction de la fertilité, d’infanticides, de guerres etc. Dans son livre « Collapse », Jared Diamond relate un exemple intéressant de gestion délibérée et collective des besoins dans les iles Tikopia dans les années 1600 lorsque ses habitants ont décidé d’abattre tous les porcs de l’archipel. Cet abattage s’explique par la prise de conscience d’un conflit d’usage des ressources de la biomasse entre alimentation (directe) des hommes ou nourrissage des porcs puisqu’il faut divertir de la nourriture des humains pour nourrir des animaux qui de plus saccageaient les potagers et constituaient un produit de luxe consommé principalement par la classe dirigeante. Au cours de l’histoire et dans de nombreuses sociétés, c’est la religion qui a joué le rôle le plus important dans la gestion des besoins et des aspirations des peuples. Le capitalisme constitue à cet égard une exception dans l’histoire dans la mesure où pendant l’essentiel de son existence son problème n’a pas été de diminuer les aspirations à la consommation mais au contraire à les augmenter pour soutenir le processus d’accumulation et la génération du profit. En fait, comme le montre Daniel Bell (1976), pour induire le comportement de (sur)consommation actuel, le capitalisme a du vaincre les résistances de ce qui lui avait été un allié précieux dans le passé : l’éthique protestante et le puritanisme.
(...)
Le problème est que l’extensification a des limites dans un monde fini. Il y a par ailleurs aussi des limites à une intensification sans cesse prolongée. En l’absence d’innovations technologiques importantes, toute amélioration à la marge de la productivité des ressources donne un rendement décroissant si bien que, finalement, il s’avère nécessaire de pratiquer une politique de contraction de la demande pour prévenir un effondrement social et culturel, à tout le moins durant la période transitoire, lorsque les anciennes technologies associées à la base de ressource ont épuisé leur potentiel et que le nouveau cluster « technologie-ressource » est en train de s’affirmer et se consolider. Evidemment, des restrictions imposées sont rarement bien accueillies par les populations si bien que des stratégies d’austérité sont rarement ouvertement décidées et mises en œuvre comme telles. Plus souvent, elles restent implicites et discrètes dans un premier temps en étant installées au travers d’un relâchement lent et progressif des dispositions et des pratiques qui, dans le passé, assuraient un niveau de vie acceptable, même aux moins-nantis.
Les prométhéens d’une part, les verts radicaux de l’autre.
Le prométhéisme fait référence à l’attitude, typique de nombre d’économistes, qui consiste à nier l’existence de limites environnementales absolues à la croissance ainsi que la nécessité de politiques publiques que ce soit en vue d’augmenter la base de ressource de base ou, a fortiori, pour induire un changement d’attitude des consommateurs. Bien que les « prométhéistes » admettent la possibilité de pénuries temporaires pour certaines ressources ou de pressions excessives momentanées sur l’environnement, ils maintiennent que, par le mécanisme des prix, le marché, à lui seul, est capable de rétablir l’équilibre entre ressources et besoins, et ce même à un niveau supérieur à celui d’avant la crise, pour autant que les droits de propriété soient correctement alloués et respectés.
Les avocats de la modernisation écologique, contrairement au prométhéistes, ne croient pas qu’un capitalisme livré à lui-même soit en mesure de résoudre l’actuelle crise de soutenabilité. De plus, ils craignent que, sans une intervention déterminée et ambitieuse de l’Etat, la crise aille s’aggravant et prenne des proportions catastrophiques. Ils pensent qu’en réorientant des méthodes de production et qu’en investissant massivement dans les innovations technologiques écologiques au moyen de politiques incitatives publiques, on parviendra à nous sortir du gâchis écologique. En résumé, ils font confiance à la science et à la technologie, imaginent un capitalisme vert, nouveau, et ont foi dans une croissance économique soutenable.
Une génération nouvelle d’écologistes radicaux pragmatiques
Les écologistes radicaux sont plus que sceptiques à propos de la capacité du système industriel de s’auto-réformer dans le sens souhaitable et ils le sont tout autant à propos de l’efficacité de politiques publiques qui attaqueraient le problème des limites de la planète en se concentrant uniquement sur les modes de production et les innovations technologiques. Au cœur de chacune des formes du radicalisme écologique, il y a une certitude : c’est qu’aucune solution durable à la crise écologique ne fera l’économie d’une réorientation fondamentale des valeurs culturelles, des normes et des attitudes.
Si « efficience écologique » est le maître-mot de la modernisation écologique, suffisance, relocalisation et démarchandisation sont les leitmotives des écologistes radicaux les plus actifs aujourd’hui. L’explosion à laquelle nous assistons d’initiatives émanant de la base telles que les groupes de « Simplicité volontaire », les « Villes en transition », les « S.E.L., (« système d’échange local ») témoigne de la vitalité du radicalisme écologique et aussi de sa transformation par rapport à ce qu’il était il n’y a pas bien longtemps. Comparé à l’intellectualisme des écologistes radicaux des années ’70 et ’80, le radicalisme vert est devenu plus pratique et concret même si une part importante de ce qui se passe dans la mouvance de la simplicité volontaire reste très intellectuel.
En dépit des critiques exprimées à propos du concept de développement durable tant par les tenants du prométhéisme comme Robert Solow, Julian Simon ou Bjorn Lomborg que par des écologistes radicaux comme Serge Latouche et les activistes de la décroissance ; en dépit de son impact des plus modeste sur les politiques publiques au niveau planétaire, l’idée de développement durable n’est pas morte et reste attractive pour nombre d’entre nous. Sa séduction provient de sa capacité à intégrer aussi bien nombre d’éléments du discours de la modernisation écologique que les initiatives des groupes de base de l’écologisme radical. Refusant les oppositions stériles entre croissance et décroissance, anthropocentrisme et éco-centrisme, technologie et spiritualité, il invite à combiner intelligemment efficience écologique, suffisance et démarchandisation.
Un consensus est en train de se former autour de l’idée que la transition vers la durabilité passera par des innovations et de changements dans les trois domaines suivants :
– Le domaine technologique où les produits et services gaspilleurs de ressources naturelles devront céder la place à des équivalents infiniment plus éco-efficients ;
– Le domaine institutionnel où des modes de production et de consommation non marchands trouveront leur juste place à côté du domaine marchand ;
– Le domaine culturel où des systèmes de valeur et des modes de vie moins dépendants de la consommation de biens matériels seront expérimentés et démontreront leur capacité à garantir un bien-être durable.
En d’autres mots, une véritable transition vers une consommation durable passera nécessairement par une combinaison de mesures dans les trois domaines distingués ci-dessus, le mix pouvant varier selon le secteur considéré (alimentation, mobilité logement, loisirs…) ainsi que selon le niveau de développement et les systèmes culturel de chaque société.
Ce qui est sûr, c’est que les riches consommateurs des pays industrialisés devront apprendre à consommer moins (suffisance), mieux (de façon plus éco-efficiente) et aussi autrement (dé-marchandisation).