Les historiens de l’avenir retiendront sûrement les années 2020-2022 comme des années de changement politique majeur. Une page est définitivement tournée dans l’histoire mondiale. Climat, corona, Ukraine : ces mots frappent les trois coups de l’acte II de la globalisation. Ils annoncent un radical changement de cap européen.
Souvenez-vous : une première phase de globalisation s’était ouverte après la chute du mur de Berlin. Elle a été dominée par l’utopie néolibérale : dans toutes les nations devaient s’imposer un État de droit et un capitalisme sans entraves. Ce modèle réduisait fortement le rôle des pouvoirs publics, encourageait le libre-échange universel, plaidait pour les privatisations tous azimuts. Une des conséquences était que le modèle d’État issu, en Europe, du second conflit mondial, apparaissait sérieusement menacé, pour ne pas dire condamné.
Les nouvelles ailes de l’État
Trente ans plus tard, nous assistons au fracassant retour de l’État.
Pour protéger, d’abord. On n’ose pas imaginer ce qu’auraient été les tensions sociales en Europe pendant l’épidémie si l’État n’avait été extrêmement généreux, soutenant à bout de bras une économie qui, sans lui, restait clouée au sol. La crise ukrainienne est aussi éloquente. Face à la flambée des prix de l’énergie, quel parti politique serait aujourd’hui assez fou pour demander, comme dans les années 1990, la dérégulation des marchés ? Comment se passer d’un nouvel élan en matière de sécurité, face à l’agressivité, actuelle ou potentielle, des nouveaux impérialismes russe, chinois, turc, iranien ?
Il faut également réorienter notre développement économique. La préservation de la biodiversité, la décarbonation, l’abandon du plastique ne naîtront pas spontanément du capitalisme dérégulé. La transition appelle une intervention urgentissime de l’État, tant sur le plan des infrastructures que des normes de comportement.
La variété des capitalismes
Mais à dire vrai, l’utopie néolibérale ne s’est jamais réalisée. On n’a pas assisté, depuis trente ans, à un affaiblissement général de l’importance des États. Loin de rassembler le monde dans un grand système homogène, le capitalisme global s’est diversifié selon le type de rapports fonctionnels établis entre l’État et le marché. La Chine a construit un capitalisme bizarre et agressif qui n’a rien abandonné de la bureaucratie céleste. Comme un roseau, l’État social européen a plutôt bien résisté aux bourrasques de la globalisation. Il s’est adapté plus qu’il ne s’est brisé. En Russie, un État d’oligarques et de militaires s’est couplé à une mercantilisation violente de la société. Seuls les États-Unis se sont lancés, avec leur témérité usuelle, dans ce qui ressemble à un libéralisme radical. Mais celui-ci a plus déplacé les fonctions de l’État (vers les missions de police interne et externe) qu’il ne l’a affaibli.
La gestion de la pandémie offre un observatoire commode des performances de ces variétés de capitalisme. Le bilan russe est très mauvais, notamment en ce qui concerne la vitesse de diffusion du virus et le taux de mortalité. Le monde anglo-saxon a lui aussi mal maîtrisé la propagation du virus, mais a été excellent en capacité d’innovation. Grâce à ses marchés ouverts, flexibles, et favorables au risque, les stratégies de vaccination y ont été promptes et efficaces. En revanche, l’État social européen et le totalitarisme chinois ont un peu trainé sur la vaccination, mais été plus performants concernant la diffusion du virus, et surtout la cohésion sociale. Point non négligeable : l’Europe a préservé sa démocratie, alors que la Chine développait un contrôle social orwellien.
Les tournants ouest-européens
Le monde est désormais le terrain d’affrontement de ces différents modèles de couplage entre l’État et le capitalisme. La bonne nouvelle est que même s’il présente des désavantages, le modèle ouest-européen est plutôt adapté aux défis de l’heure. Au contraire de celle des États-Unis, notre culture politique reste (même à droite de l’éventail politique) largement favorable à une régulation étatique de l’économie, tout en préservant démocratie et cohésion sociale. Entre le "trop d’État" chinois, le "pas assez d’État" états-unien, et l’État militaro-maffieux russe, l’Europe offre une alternative crédible.
(...) Cependant, sans une réforme profonde de ses institutions monétaires et budgétaires, l’Europe ne pourra pas garantir la durabilité de ses investissements sociaux.
La crise ukrainienne contraint, elle aussi, à prendre un grand tournant en matière de sécurité. Il ne s’agit pas seulement de renforcer le potentiel militaire de l’Europe. Dans un monde global, tout peut se transformer en armes de guerre : les médias et les réseaux sociaux, les infrastructures énergétiques, les échanges commerciaux et même les migrations de populations désemparées. Le temps du libre-échange écervelé, du désarmement des esprits et de la naïveté informatique est définitivement derrière nous.
(...) Les années 1990 ont ouvert une voie royale aux constructeurs des marchés. La phase II de la globalisation appelle des constructeurs d’État.