Extraits
(quelques passages marquants) d’un texte de La Libre [1], que je vous recommande de lire en entier... [2]
Peut-on diffuser ou interdire des films insultant Mahomet ? Le doit-on ? Peut-on publier des caricatures de Mahomet, les prohiber, les critiquer ? Peut-on manifester pour exprimer sa colère face un affront ? Un vif débat s’est tenu à ce sujet entre les défenseurs d’une liberté d’expression absolue, ceux d’une prohibition de certains propos et, en position médiane et haï de tous, ceux d’un usage raisonné de la liberté d’expression.
Qu’est-ce qu’une liberté ?
Les oppositions se cristallisent donc autour de la question de ce qu’est une liberté : est-elle un principe parfait et autosuffisant dont la seule invocation met fin au débat ou une partie d’un système social qui lui donne son sens ?
Il se fait que les textes consacrant les libertés publiques recèlent des oppositions qui mènent à des relativisations.
La liberté d’expression justifie-t-elle les atteintes à la vie privée ? Pas toujours. Mais ce n’est pas exclu,
comme lorsqu’il s’agit de dénoncer la contradiction entre les déclarations publiques d’un homme politique et sa vie privée, par exemple dans la gestion de son patrimoine personnel.
La liberté d’expression ne peut donc être un absolu autosuffisant puisqu’elle n’est pas seule à tenir le rang de liberté. Dès lors, si les principes sont multiples, leurs contours doivent être définis à la lumière de critères externes.
La question essentielle est devenue celle de l’usage légitime de la liberté d’expression. Quelles normes juridiques, morales ou sociales peuvent nous guider ?
"Voilà revenir le censeur", crieront les partisans de la liberté pure et dure. Cette position découle pourtant d’une incapacité à penser hors du droit.
En bons Occidentaux, nous avons des difficultés à imaginer qu’un conflit puisse se régler ailleurs que devant une juridiction, qu’une norme puisse être autre que légale et que la garantie de l’ordre puisse n’être pas étatique. Pourquoi l’encadrement de la liberté d’expression devrait-il être essentiellement légal ? Qu’il le soit pour les cas les plus graves ne semble pas poser de gros problèmes, mais cela ne signifie pas que le droit doive jouer un rôle exclusif, ou même central.
Des normes sociales (au sens large) peuvent tenir une place importante. Nouveaux cris d’orfraie : la communauté et son oppression de l’individu sont de retour, revoilà le conservatisme et sa morale étriquée. Pourtant, l’identification de la norme sociale à la censure n’a pas de sens, ce pour deux raisons principales. La première est que
• La norme sociale régule déjà très largement l’exercice de la liberté d’expression : ce que l’on ne dit pas à table, ce que nous choisissons de ne pas exprimer de nos opinions, ce qui n’apparaîtra pas dans cet éditorial, consciemment ou non, est dicté par un écheveau de principes personnels et de normes sociales, impossibles à distinguer clairement les uns des autres. Notre usage de la liberté d’expression est en permanence sous le regard de normes sociales, morales, religieuses qui nous amènent à faire des choix.
C’est aussi sur cette base que nous condamnons le macho qui parle des femmes ou les discours fascisants des lepénistes. Du reste, à quoi ressemblerait un monde dans lequel l’expression, parce que libre, serait sans frein ? Voilà la deuxième raison :
les normes sociales sont des éléments qui font de la société autre chose qu’une collection d’individus. Elles sont nécessaires au fonctionnement social. La question n’est donc pas qu’il y en ait ou pas, elle est celle de leur contenu, sachant qu’il interférera avec la liberté d’expression.
Réclamer une liberté parfaitement absolue revient à exiger qu’elle soit une pure action individuelle, dénuée de tout ancrage social et de tout sens. Une telle action n’existe pas.
Essayer l’intelligence ? S’imposer alors ce qui peut sembler une évidence mais n’en est visiblement pas une : l’idée d’un usage raisonnable - gouverné par la raison - de la liberté d’expression. Ainsi, puisque la liberté d’expression ne trouve pas sa pleine légitimation en elle-même, ne peut-elle trouver un soutien dans l’objectif qu’elle est censée servir : porter une pensée, faire avancer le monde, divertir ou soulager celui qui s’exprime ? Ces objectifs peuvent être rapportés aux conséquences de l’expression. Quel est le but, peut-il être atteint, l’a-t-il été et qu’a coûté sa poursuite ?
La question banale qui se pose alors est donc de savoir jusqu’où l’on peut aller pour divertir (question à la téléréalité), pour informer (au journaliste), pour porter une critique sociale (au militant), etc. L’appel à une éthique de l’expression n’est-il pas la moindre des choses que l’on puisse demander à ceux à qui l’on reconnaît la considérable liberté de s’exprimer ? L’on peut, dans ce cadre, reconnaître que railler certains religieux n’est que saisir une perche qu’ils nous tendent du fait de leur usage de la violence, de l’anathème ou d’une pompe ridicule. Il n’est pourtant pas possible de juger de l’opportunité d’une charge contre eux sans se demander si aucun amalgame n’est fait avec une communauté innocente ni admettre que la critique des puissants n’est pas celle des faibles. Le fait que l’islam soit la religion des vaincus de la colonisation, qu’elle soit celle de populations maintes fois humiliées, dans les pays à majorité musulmane et en Europe, qu’elle soit majoritaire dans des zones troublées du monde où des sociétés entières souffrent, ce fait peut-il raisonnablement être ignoré au moment de poser le crayon sur le papier à dessin ?
La libre expression de sa désapprobation.
Pour revenir au cœur du débat sur la liberté d’expression, la publication des caricatures de "Charlie Hebdo" doit pouvoir faire l’objet d’une critique et être déclarée, éventuellement, en contradiction avec des normes sociales et éthiques. Il n’est pas question de prohibition légale. Cette critique doit pouvoir être portée sans encourir l’accusation de censure, en tant qu’elle est elle-même une expression. Elle doit pouvoir se fonder sur l’interrogation de la pertinence et de l’opportunité de ces expressions. Cette expression de (dés)approbation doit elle-même être interrogée, comme tout usage de la liberté d’expression.
Or, dans le débat actuel, il est paradoxal que ceux qui réclament une absolue liberté d’expression au profit des caricaturistes (par exemple) critiquent les réactions de désapprobation - même non violentes - et les désignent comme autant d’atteintes à une liberté totale.
Que l’on s’élève contre toute violence ou menace est légitime, mais qualifier d’inadmissibles les manifestations, protestations et récriminations revient à réclamer une régulation sociale de la liberté d’expression au nom de son caractère absolu. C’est pour le moins contradictoire. Sauf à considérer que l’absolue liberté d’expression est réservée à un nombre limité de bonnes idées ou de bonnes personnes. Mais on s’éloignerait fort de l’idéal des libertés publiques.
Il semble dès lors préférable de reconnaître que l’exercice de la liberté d’expression ne peut être que social et s’insérer dans un tissu normatif et dans un univers de sens. Il est alors légitime de s’interroger sur l’éthique qui préside à une expression, notamment au regard de ses objectifs. Tiens, au fait, quels sont ceux des caricatures : critique sociale acerbe ou simple divertissement à base d’humour potache ? On conçoit que de la réponse dépendra largement le jugement que l’on portera (et exprimera librement) à leur sujet.
Christophe MINCKE
Editorialiste de la “Revue Nouvelle”(1)
Juriste. Sociologue.
www.revuenouvelle.be