François DE SMET
Docteur en philosophie de l’ULB
Les banques espagnoles ont donc gagné à l’Euromilliard il y a dix jours.
Nouvel avatar d’une crise interminable ?
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A dire vrai, dans chacun des pays où l’Union est intervenue par son fonds d’aide, force est de reconnaître que les réalités sont différentes : le renflouement des banques espagnoles est la conséquence directe de la bulle immobilière qu’a connue ce pays, et de ce point de vue sa situation se rapproche davantage de l’Irlande de 2010 que de la Grèce de 2012. Pourtant, toutes ces crises passeront probablement dans l’histoire sous le nom générique de "crise de la dette", car dans chaque cas les Etats, dont les banques privées sont devenues les trésoriers, se voient plombés et menacés par le niveau de leur dette publique, mécanisme qui ne tient que lorsque la confiance des investisseurs est au rendez-vous. Cela ne date pas d’hier.
Tous les Etats européens ont vécu avec une dette publique importante depuis la fin des trente Glorieuses. Ce qui est nouveau, finalement, c’est qu’il n’y a qu’aujourd’hui que ce qui est intenable en théorie - vivre en permanence au-dessus de ses moyens et sur le dos des générations ultérieures - est devenu insupportable en pratique.
Et en filigrane finit par s’imposer une question insolite, mais essentielle : au fond, la dette, c’est quoi ? Est-ce une invention purement monétaire ? Est-ce aussi le fruit d’une histoire ou d’une idéologie ? Lorsqu’on se rappelle qu’en allemand, le même mot, Schuld, signifie à la fois "dette" et "culpabilité", on comprend mieux la raideur de Madame Merkel. On comprend mieux aussi ce que charrie la dette comme représentation symbolique [1]. Dans un article du magazine Philosophie, Alexandre Lacroix expliquait que la dette est une invention occidentale aux relents métaphysiques et théologiques. Il est en effet possible de poser que la dette est une invention judéo-chrétienne par excellence : la vie a été contractée auprès de Dieu par les Juifs, peuple élu, échangée par le Christ rédempteur contre la culpabilité et - je vous le fais court - finalement convertie par l’éthique protestante en capitalisme financier. C’est plausible : Il y a bel et bien dans le mécanisme même de la dette un relent métaphysique, de l’ordre de la croyance nécessaire, qui permet à l’économie de voyager dans le temps, sur le ressort d’une foi irrépressible en l’avenir garantie par le dogme.
La dette, c’est la croyance que les lendemains seront meilleurs et permettront de financer le présent. Seulement voilà, depuis la révolution industrielle, l’Occident s’est dans un même mouvement délivré du religieux, plongé dans la société de consommation et a refoulé la culpabilité inhérente à sa conception de la dette ; celle-ci s’est donc dématérialisée, semblable à un simple chiffre de déficit accumulé dans le vide sans qu’aucune addition ne tombe jamais véritablement puisque même avec une dette à 120 % de votre PIB, vous trouverez toujours quelqu’un sur les marchés pour vous faire crédit. Les intérêts sont diluables pour l’éternité, car Dieu nous avait promis la croissance éternelle en même temps que la vie éternelle - et de toute façon, s’il faut rembourser, ce sera toujours pour la pomme des suivants. CQFD. Du coup, la dette est devenue l’incarnation terrestre d’une croyance en la vie éternelle particulière : la Croissance, dogme bien réel dont rares sont les hérétiques, parce que tous les courants alternatifs, collectivistes en premier, ont échoué devant l’histoire. Depuis, on ne sort plus de cette rare certitude : pour redistribuer des richesses il faut les produire, et pour produire dans un monde monétarisé il faut que l’argent circule. Or l’actuelle crise de la dette est une crise de foi : on réalise brutalement que l’avenir ne peut pas, finalement, indéfiniment financer le présent. Que si la spéculation est certes une partie du problème, le fait de vivre au-dessus de nos moyens en prenant le reste du monde pour une carte de crédit illimitée est intenable. Que l’horizon se réduit, et qu’une dette qu’on pensait ne jamais devoir rembourser car diluable dans l’au-delà de la vie éternelle de la Croissance, doit finalement être payée en ce bas-monde, parce qu’il se pourrait bien que Dieu soit mort, tout compte fait, et avec lui la certitude de la Croissance comme flux intangible. Dans toute bonne religion, il y a des libéraux et des conservateurs. En l’occurrence, on sent poindre le vent des réformistes : la crise de la dette, c’est le désenchantement du monde, le retour au réalisme qui installe les bornes de la raison que nous avions éludées. On se retrouve forcés de différencier une bonne et une mauvaise dette, comme il y a de bonnes et de mauvaises actions. S’endetter pour investir, c’est plutôt sain parce que cela fait circuler l’argent en créant de la richesse ; mais lorsque l’économie devient purement immatérielle, que la majorité des ordres boursiers sont passés par des ordinateurs, que la dette sert à financer du fonctionnement et non de l’investissement et que des individus spéculent sur l’endettement des Etats, attestons-le : c’est notre rapport à l’espace-temps qui est déréglé. La dette devient un golem, un monstre créé pour être un outil et qui finit par se retourner contre ses géniteurs. Une créature dont nous avons besoin, qui nous emprisonne, que nous avons voulu immortelle, et que nous ne pouvons même plus tuer.
D’ailleurs, ce serait un péché.
François DE SMET
Docteur en philosophie de l’ULB - Collaborateur scientifique au Centre de théorie politique et membre du CIERL (ULB) Dernier livre paru : “ Le Tiers autoritaire – Essai sur la nature de l’autorité politique” Ed.du Cerf