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LARCENCIEL - site de Michel Simonis
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"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

Changer de mode de pensée, de "paradigme"...
Il est grand temps.
Article mis en ligne le 20 novembre 2009
dernière modification le 28 septembre 2012

Extraits de quelques pages du livre " Des racines pour l’avenir", (éd. L’Harmattan) de Thierry Verhelst, dont je vous parle par ailleurs dans ce site : la présentation du livre, "Culture et spiritualité dans un monde en feu", et "Une vision planétaire".

Sur le site de l’éditeur, l’Harmattan, mentionné ci-dessus, vous aurez la possibilité de lire un certain nombre de pages du livre.

page 237 :
"Comme le répète Edgar Morin, l’économie est la science sociale mathématiquement la plus avancée, mais aussi la plus arriérée socialement et humainement car elle s’est abstraite des conditions sociales, historiques, politiques, psychologiques, écologiques inséparables des activités économiques. C’est pourquoi les experts sont de plus en plus incapables d’interpréter, de prévoir et de prédire. Il est des économistes qui ont pris toute la mesure des dégâts qu’entraîne ce savoir fragmenté. C’est ainsi que le Pr. Amartya Sen, le très respecté Prix Nobel d’économie, enseigne sagement à ses étudiants de Harvard que celui qui prétend définir la pauvreté par des critères universels susceptibles d’être exprimés mathématiquement n’est pas un super réaliste "mais un super-idiot".

Cette fragmentation du savoir apparaît comme un véritable handicap quand il s’agit d’appréhender le caractère complexe de la réalité. Et cela vaut autant, sinon plus, pour les sciences sociales que pour les sciences dures. Combien de fois me suis-je fait cette remarque en constatant sur le terrain, dans les pays du Sud, l’inadéquation des stratégies et projets de développement, même conçus avec un maximum de professionnalisme et de rigueur ! Claude Lévi-Strauss admettait, à la fin de sa carrière, que "les sciences humaines n’ont été reconnues scientifiques qu’à la suite d’une flatteuse imposture". Cette remarque, venant du savant anthropologue structuraliste ne manque pas de piquant et devrait nous inviter à pratiquer un peu plus de modestie intellectuelle quand nous mobilisons notre docte savoir universitaire.

Le paradigme newtonien : le monde comme mécanisme d’horlogerie

On entend par paradigme "la base de la manière de percevoir, de penser, de juger et d’agir qui est associée à une vision particulière de la réalité". [1] Thomas S. Kuhn, qui s’est penché sur les révolutions scientifiques au cours des siècles, définit le paradigme comme l’ensemble des convictions et des pratiques qui, à une époque donnée, sont partagées par les savants. Le changement de paradigme relève pour Kuhn d’une véritable "conversion" : les objets d’étude sont différents et les questions sont nouvelles, impliquant une manière inédite de se représenter le monde. Quand on parle de paradigme, on évoque en quelques sorte des "lunettes implicites" (Karl Popper) à travers lesquelles nous regardons et interprétons la vie. Nous n’en sommes généralement pas conscients. Le paradigme scientifique moderne est tributaire notamment d’Isaac Newton (18ième siècle). Pour ce père fondateur de la pensée scientifique moderne, les lois de la Physique gisent au sein de la Nature. Il appartient à l’homme de les découvrir, de les formuler - si possible mathématiquement - et de les utiliser afin de mieux connaître et organiser le monde. On peut démonter l’horloge, en découvrir les roues dentées et les ressorts puis en recomposer le mécanisme. De même, la nature est posée devant l’homme pour qu’il y agisse en déployant sa science et sa technologie. Voilà campé le paradigme newtonien. Ce portrait est un peu injuste à l’égard de la personne d’Isaac Newton, qui était lui-même passionné d’alchimie et restait ouvert au mystère de la création. Quoi qu’il en soit, nous sommes aujourd’hui encore largement tributaires d’une approche mécaniste du réel que l’on a qualifié de newtonienne.

Dans cette conception des choses, le savant n’est pas le contemplateur d’une nature sacrée et mystérieuse dont il se sent une parcelle. Il est l’expert d’un monde mécanique qui est en face de lui, objet de savoir et de manipulation. Il n’y a pas que la modernité occidentale qui s’intéresse à la découverte des lois scientifiques. L’islam appelle le croyant à la découverte du monde et de ses lois... "au besoin, en allant jusqu’en Chine", précise un hadith du prophète des musulmans. Nous devons à la science arabe l’algèbre, les chiffres que nous utilisons y compris la notion de zéro sur lequel repose notre système métrique. Une partie importante de notre médecine trouve dans les écrits arabes ses origines. Bâtissant un empire marchand, les musulmans ont développé la science et les techniques au point que le moine français Gerber qui alla étudier à l’université de Cordoue, haut-lieu de civilisation arabe, en revint si savant qu’on l’accusa d’avoir trafiqué avec le diable. Il devint toutefois pape ultérieurement, sous le nom de Sylvestre II. Sillonnant mers et déserts, les Arabes acquirent un savoir étonnant en matière d’astronomie et construisirent les premiers grands observatoires du monde à Samarkand, à Damas, à Bagdad, au Caire et à Cordoue. Leurs cartes géographiques tenaient compte de la sphéricité de la terre alors qu’elle était niée par les théologiens catholiques. Leurs progrès techniques leur donnaient une supériorité navale incontestable, dont se réjouissait le grand Ibn Khaldoun, né en 1332, et que l’on considère comme un lointain fondateur de l’approche scientifique de l ’histoire et de la sociologie. Quatre cent vingt-cinq ans avant Marco Polo, un auteur arabe relate un voyage en Chine au cours duquel il atteint les environs de Canton. Depuis l’époque de Charlemagne, les Arabes fabriquaient du papier, à base de coton, ce qui renforça le rayonnement de leur civilisation et de leur science. Quant à l’Occident d’avant les Temps modernes, il a connu - des philosophes sophistes grecs aux moines cisterciens en passant par les architectes romains - une propension à organiser le monde et à se servir de la raison à d’autres fins que religieuses ou philosophiques. Avec la modernité, ce trait va prendre une ampleur extraordinaire.

Le visible nous rend aveugles à l’invisible

Le combat mené par les modernes depuis la Renaissance en faveur du libre-examen et de l’autonomie de la raison fut un bienfait. Il a libéré la société - et les chrétiens eux-mêmes- d’une chrétienté devenue quelquefois bien étroite et qui étouffait la liberté de conscience et les capacités créatrices de l’homme. L’autonomie de la raison (et de l’art) ont été des étapes nécessaires dans la croissance de la culture humaine. Les incroyants y ont joué un rôle capital. (…)
Les puissantes explorations ou créations modernes, libératrices et géniales dans un premier temps, ont néanmoins fait éclater la culture. Celle-ci s’épuise aujourd’hui par ignorance de ses sources spirituelles. De ce point de vue, la modernité fut une étape indispensable. Mais elle est insuffisante. Il convient aujourd’hui de la compléter, faute de quoi nous verserons de plus en plus dans un savoir réducteur et étouffant. (…)
La modernité a fini par aboutir à un savoir réducteur marqué par l’empirisme et le rationalisme. Ce type de connaissance tend à l’ objectivation du monde, voire même de l’homme.

D’abord l’empirisme, selon lequel une chose ou une situation existe dans la mesure où elle est mesurable et quantifiable. Elle doit faire l’objet d’expérimentation répétée. L’accent n’est pas mis sur l’expérience existentielle qui retient l’attention du sage, mais sur l’expérimentation en laboratoire, par le scientifique. Il ne s’agit pas de l’expérience de soi, et encore moins du Soi, mais d’un travail en dehors de soi.

Ici intervient le rationalisme. La raison fut érigée en absolu notamment par ceux qui eurent à contester la mainmise abusive du clergé sur la société et la science. Lorsque les Français décapitèrent leur roi dont ils refusaient de reconnaître le droit divin, ils hissèrent à la place de son trône resté vide un nouveau principe absolu : la Raison. Le savoir moderne repose sur le concept, et sur la logique binaire déjà évoquée.

L’objectivation du monde résulte de sa réduction à une série d’objets. Le savoir moderne voit le monde jeté devant soi comme une chose séparée à explorer et à maîtriser. Déjà Novalis, à l’âge romantique, était exaspéré : "Partout nous cherchons l’Absolu et jamais nous ne trouvons que des objets" s’écriait-il. Quand cette réification s’étend à l’être humain, celui-ci peut être manipulé. S’ouvrent alors les portes de la Shoah, des génocides, de la torture et des entreprises totalitaires. L’homme devient un moyen - une "ressource" dit-on aujourd’hui (les "ressources humaines") - et il cesse d’être une fin.

Le penseur moderne - à l’exception de grands physiciens et astrophysiciens contemporains - ne reconnaît de réalité qu’aux phénomènes qu’il sait définir et prouver. Cela restreint terriblement son champ de conscience. Aucune référence métaphysique ou religieuse ne doit entraver ni même influencer ]a libre pensée du scientifique. Mythos et les questions de sens profond ont définitivement cédé le pas à l’unique logos, lui même réduit à la raison raisonnante. Celle-ci s’exprime en lois, en concepts et en modèles mathématiques C’est le monde de la rigueur et de la plus grande objectivité possible. L’homme issu des Lumières découvre aujourd’hui leur part ténébreuse. Régis Debray évoque les « cônes d’ombre » des Lumières, régions non explorées par cette pensée qu’il qualifie d’ethnocentrique, rationaliste et technocratique. [2] (…)
Coupé des profondeurs, pauvre en émerveillement, l’homme de la modernité est désemparé par l’émergence du mystère et de l’imprévu. Il faut le sortir de la prison mortifère d’une raison auto-absolutisée. Elle ne rend pas compte du réel dans toute sa complexité. Elle conserve toute sa valeur comme garde-fou et base du savoir scientifique. Mais elle est trop courte et trop sèche. L’activité mentale ne peut réellement connaître la réalité d’un arbre ou d’une personne. Elle accumule surtout des faits et des informations à leur sujet. Elle distingue, juge, organise et maîtrise. Quand le mental se met à régir tous les aspects de la vie, y compris la relation aux autres, à la nature et à la transcendance, il devient monstrueux. Si on ne le surveille pas, il pourrait détruire la vie. La dimension contemplative, l’émerveillement et l’éveil à la gratuité sont indispensables. Les savoirs traditionnels peuvent nous y aider." (p.237 - 243) (suite dans le livre...)