
C’est le peuple humain et son monde artificiel qui sont en panique, leur mode de fonctionnement qui est en crise.
Leader de la lutte pour la défense des peuples indigènes du Brésil, Ailton Krenak, du nom éponyme de son ethnie, a subi « l’exil ». Philosophe et écrivain, son œuvre et son engagement reflètent le combat pour la reconnaissance de ces populations et de leur « droit à la Terre ».
• Chassé de ses Terres à 9 ans
• Un regard d’anthropologue
• 40 ans de lutte : un message universel
le grand écrivain et philosophe indigène Ailton Krenak joue le rôle de Tirésias, le devin dans la pièce “Antigone en Amazonie”de Milo Rau
A Avignon, cet été 2023, le "non" d’Antigone résonne face à l’exploitation de l’Amazonie. Chez Milo Rau, art et politique vont de pair. Le metteur en scène, qui présente "Antigone en Amazonie" au Festival d’Avignon (Sud de la France), voit cette pièce comme "un acte de solidarité" avec les paysans sans terre au Brésil.
Milo Rau montre l’actualité de Sophocle, dans la lutte du Mouvement des sans terre [1] et des sociétés indigènes face à l’agro-business qui ravage la forêt. [2]

"Idées pour retarder la fin du monde"
Pour commencer il faut raconter le monde autrement et ces nouvelles narrations retarderons les effets mortifères des histoires qu’on nous impose, voilà une des très sages idées défendue par Ailton Krenak dans un petit livre étrange qu’on pourrait presque croire serein malgré le tableau apocalyptique qu’il dessine.
publié le 11 Janvier 2022 par Daniel Schepmans
Point Culture
"La seule façon de produire la vie face à ce monde en érosion, c’est d’habiter d’autres cosmovisions." — Ailton Krenak
Le titre du bouquin est un peu une blague, l’auteur explique qu’on l’a sollicité pour une conférence où il pensait qu’il n’y aurait personne et qu’il a lancé cette idée en l’air. Mais l’auditorium était plein et l’idée est restée ! Rien de racoleur là-dedans pourtant, aucune arrière-pensée promotionnelle ou publicitaire, on sait que pas grand chose ne pourrait retarder la fin du monde, sauf qu’avoir des idées pour le faire peut toujours servir, surtout si elle s’appuient sur une compréhension respectueuse de tous les aspects du vivant..
Ailton Krenak est une des voix politiques les plus importantes du Brésil, intellectuel et activiste, il est un des auteurs d’une contre-anthropologie et d’une contre-histoire indigènes qui sape la prétention des descendants des envahisseurs européens à représenter, comme ils se l’imaginent, la seule humanité possible, affirmant au passage que l’idée que nous faisons tous partie d’une même humanité est en soit problématique : on sait où a mené l’idée que l’homme civilisé était là pour tirer les sauvages vers le haut, on sait aussi à quels désastres a conduit la séparation entre humain et le non-humain. A priori ce qui s’est passé, comment nous en sommes arrivés là semble simple, il y a une seule humanité parce qu’une partie de cette humanité doit éclairer les autres et réduire ce qu’elle considère comme leur obscurité et leur sauvagerie, c’est ce qu’elle croit et c’est ce qu’elle met en pratique. Avec pas mal d’ironie, Krenak nous raconte alors une histoire qui a eu lieu et qui est celle de son monde, celui qui a été anéanti par l’arrivée des blancs, il décrit très simplement le saccage d’un mode de vie, d’une manière d’exister qui avait été capable de vivre en équilibre avec le monde existant. Ce faisant, en décrivant l’histoire de la destruction des peuples autochtones dont ses ancêtres faisaient partie, il renvoie à celle dont nous sommes les moteurs en ce moment, celle bien connue du réchauffement climatique, de l’anthropocène et du capitalocène, et il nous en raconte une autre qui va arriver, il nous parle d’une fin du monde qui va nous arriver à tous, en reliant tout ça le plus simplement du monde, comme si une boucle s’enroulait dans une boucle, de destruction en destruction, et sous notre monde et la vision qu’on se fait de ce qu’il doit être, contrôle, maîtrise, développement, extraction, appropriation, croissance, création de richesse il en dessine un autre, bien plus accueillant, où l’expérience des malheurs passés est bien présente mais où la mémoire a été préservée et où tous les germes d’une réparation et d’une reconstruction sont là, bien au chaud pourrait-on dire.
C’est un petit livre à l’allure décontractée mais il y est dit des choses impitoyables, sa contre-histoire et sa contre-anthropologie, l’auteur les appelle « l’histoire de la découverte du Brésil par les Indiens » et il parle des Blancs comme du « peuple de la marchandise ». Ce qu’il nous explique c’est qu’ un monde a pris possession de tous les autres en leur déniant toute survie possible, qu’elle soit matérielle ou spirituelle et c’est contre cette fin du monde et celles qui sont au-dessus de nos têtes que Krenak construit, dans la plus grande sérénité (un miracle), un rempart narratif actif comme la plus belle des imaginations créatrices, sauf qu’il dresse ce rempart presque imaginaire pour décrire l’horreur subie par ceux qui ont vécu la dévastation et pour nous mettre bien en face du cauchemar larvé qui est le nôtre. Au fond, il parle d’expérience, ce qui nous attend a déjà été vécu et quand il parle de capitalocène on comprend tout de suite qu’il sait mieux que nous ce que cela signifie.
Tout doit être repensé, tout doit être réimaginé et vécu autrement, lorsqu’il parle de développement durable par exemple, il pose la question : que s’agit-il de faire durer ?
"Notre époque s’est spécialisée dans la création du manque ; de sens pour la vie en société, de sens pour l’expérience de la vie elle-même. Cela engendre une très grande intolérance à l’égard de quiconque est encore capable d’éprouver le plaisir d’être en vie, de danser, de chanter. Et il y a plein de petites constellations de gens éparpillées dans le monde qui dansent, chantent, font tomber la pluie. Le genre d’humanité zombie que nous sommes appelés à intégrer ne tolère pas tant de plaisir, tant de jouissance de la vie. Alors, il ne leur reste, comme moyen de nous faire abandonner nos propres rêves, qu’à prêcher la fin du monde. Ma provocation concernant les idées pour retarder la fin du monde suggère très exactement ceci : développons nos forces à pouvoir raconter une histoire de plus, un autre récit. Si nous y parvenons, alors nous retarderons la fin du monde." — Ailton Krenak
Ailton Krenak (Photo : Leonardo Barcellos court. Ailton Krenak)
Editions Dehors
Qui est Ailton Krenak ?
Chassé de ses Terres à 9 ans
Un regard d’anthropologue
40 ans de lutte : un message universel
Né en 1953 sur les rives du Rio Doce dans l’État du Minas Gerais, Ailton Krenak a été séparé de force de son peuple à 9 ans, contraint de quitter ses terres, réquisitionnées par les Autorités. Éduqué dans la société brésilienne traditionnelle, il devient journaliste et voit d’autres indigènes subir le même sort. De ses expériences naissent alors sa réflexion et sa lutte. Il fonde plusieurs organisations de défense des droits autochtones et fait reconnaître les droits territoriaux indigènes dans la Constitution de 1988. De 2003 à 2010, il est assistant spécial pour les affaires autochtones du gouverneur de Minas Gerais. En 2015, il reçoit l’Ordre du Mérite culturel et l’année suivante, un doctorat honorifique de l’Université Fédérale de Juiz de Fora où il enseigne les cultures indigènes. Écrivain, il vient de publier en 2020 Demain n’est pas à vendre et Idées pour retarder la fin du monde.