Vinciane Despret : "Nous garderons une immense gratitude à son égard. Rarement, je crois, un philosophe ne s’est autant inquiété de cette terre, n’a autant œuvré pour la protéger, notamment en nous proposant de nous penser autrement - parce qu’il voyait, dans la manière dont nous héritions de la modernité, ce qui constituait notre faiblesse, notre singulière incapacité (si peu civilisée) d’entrer en rapport avec les autres, les autres dans le sens large, les autres cultures, mais également tous ceux qu’on nomme à présent les non-humains. Il nous a invités à expérimenter de nouvelles manières d’habiter dont il sentait, avec une particulière acuité, l’urgence. Bruno Latour a été un penseur d’une générosité intellectuelle hors du commun. Pour lui, la philosophie relevait d’un geste d’amour. Un geste qui a conduit nombre d’entre nous non seulement à aimer la philosophie, mais à la remettre en rapport avec la terre et ses habitants."
Bruno Latour a eu une influence (réciproque) sur la grande philosophe belge Isabelle Stengers et est très souvent cité par Vinciane Despret dans ses recherches en éthologie comme sur le féminisme ou le deuil.
Nous nous sommes réveillés, disait-il, dans le même monde mais en découvrant que notre horizon est limité à une utra-mince et fragile zone critique dont notre survie dépend, poussière dans l’Univers, sans possibilité de s’en échapper, quoiqu’en rêvent certains…
On a découvert que tout notre environnement direct, le seul qui compte, est dangereusement affecté par l’homme. Quoi qu’on regarde du paysage (eau, océans, animaux, plantes…), il est mis en péril par nous.
Mais on a aussi découvert que nous ne vivions pas comme des êtres autonomes, mais reliés aux autres et à la nature dans un processus d’engendrements successifs.
La Libre, 10 octobre 2022
Bruno Latour, le chamboule-tout malicieux
Extraits de Reporterre
Reprenant la conception classique de la modernité, selon laquelle la pensée occidentale a séparé au XVIIᵉ siècle l’humanité et la nature, Bruno Latour assure que ce discours ne parvient pas à rendre compte de ses objets, parce que le savoir scientifique ne peut jamais être indépendant du social et du politique.
"La distinction entre rationnel et irrationnel est une « drogue qui paralyse la politique". Il faut dès lors entreprendre "l’alphabétisation générale des entités muettes", "étendre la question de la démocratie aux non-humains".
En fait, rejetant le clivage nature/humain, le sociologue rappelle que la science fait peser sur la politique un joug paralysant : elle affirme l’existence d’une nature par essence différente de la société, elle oppose fait et valeur, science et idéologie, sujet et objet. Celui qui refuse ces clivages se voit taxé d’irrationalité. Mais cette "police épistémologique" se révèle incapable de traiter les non-humains qui se bousculent aux portes de la société, de régler les situations croisant humains et non-humains, telles que le changement climatique, les OGM ou le retour du loup dans les campagnes.
Pour Bruno Latour, le mérite de l’écologie est d’avoir posé ces enjeux au cœur de la scène publique, et ce qui constitue la "nouveauté politique de l’écologie" est "la crise constitutionnelle de toute objectivité". Dès lors, il faut redéfinir les logiques de représentativité démocratique, en trouvant le moyen de faire parler les "non-humains", la science trouvant un nouveau rôle : non pas prétendre dire la vérité, mais traduisant le langage de ces non-humains muets par les instruments d’analyse et l’expérimentation [1]. Il faut en fait élargir la démocratie aux non-humains, et établir une nouvelle Constitution politique.
la montée en puissance du réchauffement climatique l’a conduit à élargir encore sa conception. Ce ne sont plus seulement les "objets" de la science qui viennent chambouler la vie des humains, mais la Terre elle-même : Bruno Latour va se passionner pour ce nouveau champ, s’appuyant sur la théorie Gaïa de James Lovelock : l’idée, comme Latour l’a résumée, que "la Terre est un ensemble d’êtres vivants et de matière qui se sont fabriqués ensemble, qui ne peuvent vivre séparément et dont l’homme ne saurait s’extraire".
Voir les précisions sur la position de Bruno Latour au sujet de la théorie Gaïa, "Bruno Latour, les pieds sur terre", à la fin de cet article.
Pour Latour, "la proposition théorique de Lovelock a la même importance dans l’histoire de la connaissance humaine que celle de Galilée". Dans Face à Gaïa, il a tâché de définir les conséquences majeures de ce nouveau paradigme : nous ne vivons pas une "crise" dont on pourrait se remettre, mais un nouvel état du monde : "Ça ne va pas “passer”. Il va falloir s’y faire. C’est définitif."
https://reporterre.net/Bruno-Latour-le-chamboule-tout-malicieux
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Le philosophe Patrice Maniglier dans "Le Philosophe, la terre et le virus", un livre clair et pédagogique, dégage quelle pensée unifiée émerge chez le philosophe des sciences Bruno Latour.
Quelques extraits
le concept de « classes géosociales »
Il s’agit d’une part de penser nos attachements individuels, en sachant gré à la pandémie d’avoir mis au centre des discussions la question de savoir ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. À quoi tenons-nous vraiment ? Que serions-nous capables d’abandonner ? Mais cela ne suffit pas, prévient l’auteur : « L’opération constitutive du capitalisme étant celle de la disjonction entre ‘le monde dont on vit’ [par exemple la colonie] et le ‘monde où l’on vit’ [par exemple la métropole], on ne peut se contenter d’une simple description des attachements ; on doit déterminer les ‘territoires’, entendus comme ce qui prend en compte non seulement ce à quoi on tient, mais aussi ce grâce à quoi on subsiste, quand bien même on n’y est attaché par aucun lien affectif. » (p. 186). L’opération conceptuelle de Maniglier consiste alors à penser les « classes géosociales » non comme un donné, mais comme l’enjeu d’une construction à venir : qui dépend de qui, qui a besoin de quoi, qui en veut à qui, qui veut bien abandonner quoi à qui ? Pour l’instant, nous ne le savons pas.
Les enchevêtrements d’embrouilles font que les ennemis de mes ennemis ne sont pas mes amis (le militant écologiste a besoin d’un ordinateur qui exploite des terres rares pour écrire un tract ; l’éleveur qui pourrait être son allié le prend en grippe au moment de la réintroduction du loup). Il faudra donc construire ces classes géosociales, mais non pas à partir de positions de puretés (les bons contre les mauvais).
Au contraire, « cette recomposition ne peut se faire que point par point, à l’occasion d’épreuves concrètes dont on ne connaît pas d’avance l’issue. » (p. 218). Les classes géosociales sont en ce sens encore à venir ; la lutte ne fait que commencer : « Contre toutes les facilités de ces discours politiques qui supposent connues les lignes de clivage le long desquelles se constituent les dynamiques de classe, typiquement les nationaux et les étrangers, les modernes et les archaïques, mais aussi les capitalistes et les prolétaires, les riches et les pauvres, les élites et le peuple, Latour nous invite à repartir sinon de zéro du moins de très bas pour reprendre le vaste travail de formation d’une dynamique de classe à partir des épreuves d’attachement et de détachement sans lequel en effet il n’y aura pas de politique. » (p. 223)
Maniglier le répète à plusieurs reprises : nous sommes dans une situation aussi inédite qu’au moment de la révolution industrielle. En ce sens, les collapsologues ont tort : ce n’est pas la fin du monde. À bien des égards, nous sommes au début d’une nouvelle époque : nous ne savons même pas encore identifier correctement avec qui nous luttons, et contre qui. Tout reste à connaître, à comprendre, à faire. (...) Il va falloir engager des luttes, elles seront d’autant plus difficiles que la Terre est une pelote d’embrouilles ; mais il s’agit d’être le plus efficace possible.
Patrice Maniglier, Le Philosophe, la terre et le virus. Bruno Latour expliqué par l’actualité, éditions Les Liens qui libèrent, novembre 2021, 272 p., 19 €
https://diacritik.com/2022/01/14/patrice-maniglier-revoir-le-film-de-la-pandemie-avec-bruno-latour-en-bande-son-le-philosophe-la-terre-et-le-virus/
Revoir le film de la pandémie avec Bruno Latour
Patrice Maniglier écrit : « Il se peut que cette pandémie soit l’équivalent pour le temps présent de ce qu’a été la Révolution française pour l’époque bourgeoise » (p. 227-228). À savoir : un événement qui nous pousse à changer radicalement notre manière de penser. Le pari de Patrice Maniglier est que l’œuvre de Bruno Latour contenait et contient les outils conceptuels nous permettant d’opérer cette transformation. L’événement Covid-19 aurait une puissance de révélation.
Les pieds sur terre.
Un autre extrait de Patrice Maniglier :
Dans la perspective de Bruno Latour, les Modernes ont rêvé de pouvoir se maintenir pour toujours en apesanteur, dans un avion alimenté au kérosène, arrachés aux contingences et à la réalité terrestres, confortablement « enfermés dans leur civilisation urbaine ». Suivant la promesse du fondateur de la modernité, René Descartes, les Modernes ont cru n’avoir à « ne jamais se soucier des choses autrement que pour l’usage “proprement humain” » et se croire « comme maîtres et possesseurs de la nature », selon la formule de l’auteur du Discours de la méthode. C’est-à-dire de nous penser comme « humains », produisant de la « culture », en oubliant la tâche de nous concevoir comme « terrestres », rattachés à la « nature ». Là aussi, dit Patrice Maniglier, la pandémie de Covid-19 s’est chargée de nous « ramener sur Terre » en montrant que le monde humain, presque entièrement mis à l’arrêt par un virus, était bien un monde terrestre, pris dans une continuité enchevêtrée. Évidemment, la crise écologique dans son ensemble nous obligeait déjà à le comprendre, mais « à la différence de la pandémie, le réchauffement climatique prend des formes très variées : fonte des glaciers ici, migrations animales là, canicules ailleurs encore, etc. L’identité de l’événement est difficile à figurer et donc à symboliser ». La pandémie jouit quant à elle d’une « puissance symbolique » qui rend visible, et même douloureusement sensible, cet enchevêtrement.
"Autant diviser la mer avec une épée"
Pour Latour, le territoire n’est pas la place qu’on occupe mais ce qui nous définit. Les frontières qu’on place entre les États, les classes sociales, dans la diversité du vivant, sont illusoires, "autant diviser la mer avec une épée" : la richesse des uns s’appuie sur la pauvreté des autres, notre alimentation s’appuie sur la dégradation des sols, etc. Ceux qui veulent simplement pouvoir vivre à nouveau comme avant, comme si de rien n’était, nous ramènent à un monde où, dit-il, on étouffe : de la température qui grimpe en Arctique aux forêts qui flambent en Amazonie.
La pandémie a été une séance d’écarquillage collectif des yeux
La question scientifique
Bruno Latour a débuté sa carrière, en observant la vie des laboratoires. Il en a tiré l’idée que la capacité d’une proposition scientifique à s’imposer doit moins à sa véracité qu’aux conditions de son élaboration : le laboratoire qui l’émet, les scientifiques qui y souscrivent, le corpus auquel elle se rattache, etc. Bref, que la science n’est pas la Science avec une majuscule, la découverte par l’humain de vérités éternelles, mais un lieu de controverses où des réseaux de multiples « actants », entrelacés, humains et non-humains, microscopes et bactéries, collaborent à la fabrication de faits scientifiques.
La pandémie a d’abord versé dans le débat public des questions scientifiques (utilité ou non du masque, du vaccin ; efficacité ou non de la chloroquine), au point de transformer les citoyens français, selon la boutade, en 66 millions d’infectiologues. Mais au lieu de s’en moquer, il faut se réjouir, car « l’opinion publique effarée a découvert pendant cette pandémie que les sciences étaient un champ de bataille. » (p. 31) La sociologie de Latour a depuis longtemps mis en évidence l’importance des controverses dans la production des faits scientifiques : loin d’être l’application d’une méthode rationnelle comme le prétend l’épistémologie traditionnelle, ne pas postuler une méthode scientifique qui dise ce que les scientifiques doivent faire, mais observer très précisément ce qu’ils font, comment et avec quoi. Les concepts ont donc pour lui une valeur descriptive (ils stylisent des phénomènes complexes) plus que spéculative (le raisonnement à lui seul n’accouche de rien). Or, la pandémie est une séance d’écarquillage collectif des yeux. Pendant deux ans, nous avons tous été plus que jamais en train de guetter le réel dans ses manifestations les plus imprévisibles. Nous scrutions tout, nous discutions tout, dans la perplexité et le désarroi.
Le virus s’est par ailleurs révélé être un sujet agissant, quoique non-humain. On peut lui créditer par exemple des stratégies (comme développer des variants pour parer nos actions, etc.). Maniglier plaide donc pour la pertinence d’une ontologie plate, qui puisse aborder ce genre d’existants sans postuler des règnes ou des hiérarchies en soi (telles que nature/culture ; personnes / choses, etc.). Les choses en effet, « 1) sont à plat, 2) composées diversement, 3) actives, 4) embrouillées. » (p. 58) Ce dernier concept, cardinal dans le livre, renvoie au fait que les choses, plutôt que d’être distinctes selon un modèle mécaniste (une cause séparée de sa conséquence), sont non seulement imbriquées les unes dans les autres, mais dans des relations rationnellement incompréhensibles (du type : une cause est la conséquence de sa conséquence ; un tout est la partie d’une de ses parties). La pandémie nous montre ainsi qu’il n’y a pas d’un côté l’homme, et de l’autre le virus : le virus est en nous, mais aussi, nous sommes entourés par le virus. Nos rapports aux autres êtres relèvent donc moins de relations logiques (cause/conséquence, dedans/dehors, etc.) que de types paradoxaux d’attachements qui se composent et s’enchevêtrent les uns avec et dans les autres, au point que Maniglier peut écrire : « Les mondes ressemblent à des pelotes de relations embrouillées elles-mêmes enchevêtrées les unes dans les autres ». (p. 61) En lisant Le Philosophe, la Terre et le Virus, on a un peu l’impression qu’il s’agit d’opérer sur nos représentations une révolution conceptuelle aussi importante que ce qu’a fait la physique quantique par rapport à la physique classique.
Qui plus est, la pandémie a confirmé l’irruption, pointée par Latour, de la Terre comme acteur : « Le virus vaut comme métonymie et métaphore de la Terre pour trois raisons : parce qu’il met en évidence la continuité des embrouilles […] ; parce qu’il constitue un aspect de la finitude de l’horizon de perpétuation de la lignée moderne […] ; parce qu’il met en évidence l’existence de principes de régulation dans laquelle tous les terrestres sont engagés d’une manière ou d’une autre » (p. 103). Trois manières de dire que « la terre est une » : continuité de tous les êtres ; finitude (il n’y a pas de planète B) ; systématicité d’une Terre superorganisme. Cette dernière propriété ne doit pas inviter à traiter la Terre comme si c’était une transcendance : : elle est, si l’on peut dire, « horizontalement globale ». Elle est en effet globale moins parce qu’elle nous contient que parce qu’elle produit des opérations de désorganisation, des « bougés » au gré desquels « deux lieux apparemment distants se trouvent soudain brutalement rapprochés » (p. 138), comme une rue de Wuhan semble aujourd’hui presque contiguë à celle où vous habitez. En fait, « comprendre que le virus est global, c’est comprendre que sa globalité même doit être appréhendée de différentes manières et qu’il n’existe, comme réalité globale, qu’aux points de frictions où ces différentes manières tentent de se traduire les unes les autres, se mécomprennent, se transforment, et finalement se redéfinissent par différence et donc comme positions dans un système de variantes. » (p. 126)
La pandémie et les antivax
« Je n’ai pas vécu de période plus riche intellectuellement et artistiquement que maintenant »
Ce qui me stupéfie, chaque fois qu’on est en province, c’est le nombre de personnes intéressantes et l’incroyable richesse des gens. Prenez Saint Julien, c’est un endroit passionnant, avec des innovateurs de tous les côtés ; à Bordeaux, mais aussi à Toulouse ou à Grenoble, là où l’on fait nos ateliers, c’est inouï le nombre de gens intéressants.
La superstructure médiatique et académique a beaucoup de difficultés à appréhender cela. Les gens se plaignent qu’il n’y a pas de liens intellectuels en France, c’est une erreur absolue. On parle de dépression, de l’extrême droite ... Mais moi, je n’ai pas vécu de période plus riche intellectuellement et artistiquement que maintenant. Les années 1960 furent des années sinistres, il ne faut pas l’oublier. Il y avait bien sûr Foucault, Deleuze ... mais il y avait les communistes partout, une interdiction de parole complète, une gauche militante totalement fermée ... La France doute d’elle-même alors qu’elle est dans une période de création, d’innovation intense, de réflexion ahurissante. Évidemment, le système académique n’enregistre pas cela. (...)
ZADIG : Est-ce un manque de curiosité, de prise de conscience ?
B.L. : C’est l’idée, fausse, que les questions écologiques sont des questions à part et non des questions centrales pour l’ensemble des disciplines. Pourtant, elles sont cruciales pour la sociologie, pour le droit, pour la littérature, pour la politique, pour la religion ... La question écologique n’est pas un sujet de plus.
Que vous inspirent les événements auxquels nous avons assisté pendant la pandémie, en particulier le phénomène des personnes hostiles à la vaccination ?
B.L. : Ce mouvement des antivaccins est associé, je pense, à bien d’autres choses qui renvoient à un sentiment qui se généralise d’inauthenticité du politique. Le politique n’est pas capable de s’emparer des questions qui nous intéressent.
Dans le cas des Antilles, par exemple [2], on ne peut pas se limiter à dire que les attitudes sont irrationnelles. li y a une accumulation d’autres questions qui viennent s’entrechoquer. Il faut surtout replacer cela à l’intérieur d’un cadre plus général : il existe un doute profond face au récit de la marche du progrès ; tout ce qui est associé à la modernisation se trouve frappé d’une espèce de défiance, et la confiance qu’on a envers quelque autorité que ce soit en est affectée. L’État n’a pas vraiment fait son boulot, et cela pèse sur tout. Qu’a-t-on fait au .XXe siècle ? Rien pour anticiper la mutation dans laquelle se trouve le XXIe. La question principale a été très largement celle des guerres contre l’Allemagne, la victoire de la liberté contre la dictature. Mais il se passait autre chose, qui était caché et qui apparaît clairement maintenant.
Donc je ne jette pas la pierre aux antivax, je pense que les sources de cette défiance méritent sérieusement d’être étudiées. Le doute, c’est quelque chose de très compliqué à combattre. Si on ajoute à cela les réseaux sociaux et leur rapidité, le fait que le moindre pilier de bar peut s’y exprimer et répondre à des millions d’autres, cela transforme la situation ... Du temps de Pasteur - époque sur laquelle j’ai travaillé naguère [3] -, il y avait certainement de la défiance, mais il n’y avait pas de réseaux sociaux. Tout était très discuté et très disputé, mais, surtout, les élites étaient d’accord avec Pasteur. li n’y avait pas alors de soutien, comme on en voit aujourd’hui chez Mme Le Pen, chez M. Trump, pour dire « Vous avez raison, les gars. » Et cela change tout. Cette espèce de défiance générale, c’est affolant. li faudrait l’étudier en détail.
ZADIG : De tous côtés, on entend dire que le moment que nous vivons est propice à une prise de conscience. Vous-même, en tant que chercheur, en tant que professeur, on vous a beaucoup sollicité, au cours de ces deux dernières années…
B.L. : Oui, plus qu’avant. Le bouleversement n’est pas encore métabolisé, mais il est ressenti. Avant, il ne l’était même pas. Il était considéré comme un sujet de préoccupation à part. Il y a désormais concordance entre les questions existentielles du moment et les travaux de recherche menés par mes collègues et moi-même. Ceux-ci sont finalement jugés pertinents alors qu’ils paraissaient auparavant des élucubrations marginales. Je suis donc assez content parce que, comme je le disais tout à l’heure, nous sommes en fait dans un moment d’invention et de créativité extraordinaires.
La crise du Covid, aussi dure soit-elle, stimule la pensée. On disait hier qu’on avait déjà oublié le monde d’après. Mais un doute cette fois-ci positif s’est inséré dans tous les esprits : pourquoi fait-on ceci ? pourquoi mange-t-on comme cela ? De ce point de vue, le tournant est majeur. Je le compare au XVIe siècle. C’était une période d’une grande violence et en même temps très fructueuse, avec la découverte de l’Amérique. La découverte d’un autre monde, qui était pourtant le même. En expansion, c’était toujours lui qu’on explorait ; mais en intensité, le monde n’avait plus rien à voir. Nous non plus, nous n’avons pas de point de comparaison de ce niveau-là. Aujourd’hui, tout est nouveau.
Bruno Latour, les pieds sur Terre
Philosophie Magazine, Alexandre Lacroix, publié le 22 octobre 2015
Dans votre dernier livre, vous prenez au sérieux l’« hypothèse Gaïa » formulée par James Lovelock en 1970. Vous comparez même Lovelock à Galilée ! Or, Lovelock est un « chercheur indépendant », que la plupart des universitaires considèrent comme un doux dingue. D’où vient votre engouement pour Lovelock ?
Mon intérêt pour Lovelock est issu de la lecture suivie de ses ouvrages. Je ne m’intéresse donc pas au Lovelock transformé en sage ou en icône d’une religion New Age de Gaïa. Non, ce qui m’intéresse, c’est que ce chercheur a formulé rigoureusement une évidence, que d’autres avaient pressentie, mais qu’il est le premier à documenter de façon assez complète : la Terre n’est pas inerte. Voilà sa découverte. Autrement dit, l’environnement n’est pas un entourage passif pour des êtres qui tenteraient d’y survivre. Au contraire, notre environnement est intégralement façonné par le vivant. L’exemple le plus évident est la composition de l’atmosphère : l’oxygène que nous respirons a été produit par les végétaux, par photosynthèse.
L’exemple du plancton dans les nuages est aussi assez éloquent.
C’est exact, le phytoplancton marin émet des aérosols de matière organique et des sulfures de diméthyle, sur lesquels viennent ensuite se former les gouttelettes d’eau qui donnent naissance aux nuages et aux précipitations. Nous savons aussi que la canopée de la forêt amazonienne modifie la composition chimique des nuages ; l’Amazonie entretient une énorme masse de brumes au-dessus d’elle, qui joue un rôle majeur dans la régulation thermique de la Terre. Nous avons découvert récemment que des micro-organismes vivaient jusqu’à 4 kilomètres de profondeur, dans les pores des roches volcaniques, avec des températures élevées – ainsi la zone propice au vivant, que les biologistes appellent aussi la « zone critique », descend bien plus loin que nous ne le pensions. Ce que nous avions cru inanimé – l’air, les nuages, les roches – est saturé de vie, en transformation perpétuelle. C’est cela, l’« hypothèse Gaïa ».
Voir aussi sur le blog de larcenciel,Les ateliers d’auto-description du territoire de Bruno LATOUR, extrait de l’article de Zedik.