Le fanatique est celui qui habite un monde où l’on ne parle qu’une seule langue, la sienne ; dans un monde où n’existe qu’une vérité, la sienne. Les fanatismes d’aujourd’hui ne sont pas seulement religieux, ils peuvent être identitaire, vegan, féministe…
« Cela fait longtemps que je me suis inscrite au parti des gens qui ne sont pas sûrs d’avoir raison ! »
On la qualifie de « rabbin laïque » et elle assume ce paradoxe. Son intelligence tient à son rejet des certitudes et du manichéisme. Féministe, intellectuelle, elle nous accorde un dialogue lumineux. (Elle, le 22 janvier 2020)
Qui est Delphine Horvilleur, cette femme engagée, délivrant sans relâche un message généreux et exigeant, universel et vigilant ? À la fois défenseure de la laïcité et rabbin, féministe et républicaine, mariée à un homme politique (le maire PS du 4e arrondissement de Paris, Ariel Weil) et mère de trois enfants, amoureuse de la littérature et du théâtre, elle n’entre dans aucune catégorie préétablie. Cette intellectuelle libre et puissante, déjà interviewée dans nos pages, n’a de cesse de défendre des valeurs malmenées par l’époque : la solidarité et le vivre-ensemble, la tolérance et les valeurs républicaines. Inlassablement, elle prône les vertus du dialogue contre la culture du clash, de l’écoute bienveillante contre l’affrontement systématique… Mais aussi l’humour contre l’esprit de sérieux ! Mieux que personne, Delphine Horvilleur incarne le désir d’ouverture d’une partie de notre société, le refus des certitudes, l’ambition de penser l’époque sans se figer dans une posture, l’intelligence en mouvement.
Parisienne d’origine lorraine, elle n’a que 45 ans, mais déjà plusieurs vies derrière elle. Elle a été étudiante en médecine, mannequin, journaliste… Jamais ses parents (un père médecin et une mère prof) n’auraient pu imaginer la suite de son parcours. Un jour, elle plaque tout et file à New York suivre des études rabbiniques, inaccessibles aux femmes à Paris. Ordonnée en 2008, elle devient la troisième femme rabbin en France, et officie à la synagogue Beaugrenelle dans le 15e arrondissement de Paris. Là, elle accueille juifs et non-juifs à bras ouverts, célèbre parfois le shabbat en musique. Là, il n’est pas question de séparer les hommes et les femmes de l’assemblée, comme dans les lieux de cultes juifs traditionnels. Membre du Judaïsme en mouvement (un rassemblement à sensibilité libérale), contestée au sein d’une communauté religieuse conservatrice qu’elle n’hésite pas à remettre en question, elle assume de parler de tout ce qui agite la société, y compris les questions qui fâchent, notamment dans la revue trimestrielle qu’elle dirige (« Tenou’a ») : le patriarcat, le mariage mixte ou l’homosexualité…
Visage rieur et yeux clairs, allure moderne… c’est une oratrice au verbe précis et au charisme fou qui convainc bien au-delà de la communauté juive. Intellectuels, artistes, politiques ou citoyens anonymes, juifs et non-juifs toutes générations confondues sont nombreux à se presser à ses conférences. Tout l’intéresse. Elle écrit [1] sur des sujets essentiels, sur la place des femmes et la question de la pudeur (« En tenue d’Éve », éd. Grasset), la filiation (« Comment les rabbins font les enfants », éd. Grasset), la haine antijuive (« Réflexions sur la question antisémite », éd. Grasset). Soucieuse de dialogue dans la France post-attentats, inquiète de la flambée de l’intolérance, elle signe en 2017 avec l’islamologue Rachid Benzine « Des mille et une façons d’être juif ou musulman » (éd. Seuil). Ensemble, ils multiplieront les interventions anticlichés, notamment dans les écoles ou dans les prisons. Dans la vie, @RabbiDelphineH – sa signature sur Twitter – est une fille très drôle, vive et sympathique, qui porte des jeans et des baskets. C’est aussi une mère débordée comme les autres, écartelée entre travail, mari, enfants et amis. Elle revendique le droit de chacun à ne jamais se laisser enfermer dans une identité figée. C’est elle qui a officié aux enterrements de Simone Veil, Sonia Rykiel, Elsa Cayat (la psy de « Charlie Hebdo »), l’écrivaine Emmanuèle Bernheim ou encore la cinéaste rescapée d’Auschwitz Marceline Loridan-Ivens. Mais la plupart du temps, celle qui aime passer d’un monde à un autre sans jamais se laisser enfermer nulle part accompagne des anonymes dans les moments charnières de leur vie, heureux ou malheureux.
Un matin de janvier dans un Paris frisquet plombé par les grèves, rencontre lumineuse dans un café du Marais.
EXTRAIT DE L’INTERVIEW
ELLE. Cette année, va se tenir le procès des attentats de « Charlie Hebdo » et de l’Hyper Cacher. Que reste-t-il de l’élan républicain de 2015 ?
Delphine Horvilleur. Le sentiment d’avoir vécu ensemble quelque chose d’incroyable, un moment symboliquement très fort, de ceux dont on se dit : « Cela a été possible. » Cinq ans après, la société s’est extraordinairement diffractée, notamment dans ses combats contre la haine, le racisme et l’antisémitisme. Ma génération, née dans les années 1970, a connu un temps où l’on pouvait mener ensemble des luttes qu’on percevait comme universelles, contre l’intolérance et la discrimination. Aujourd’hui, ceux qui se battent contre le racisme ne sont plus nécessairement aux côtés de ceux qui se battent contre l’antisémitisme, et vice versa. Un front commun s’est fracturé. Et on assiste parfois à des alliances troublantes, des amitiés nauséabondes ou des replis qui nous séparent un peu plus. Ce combat universel a glissé vers un combat identitaire étriqué.
ELLE. Les actes antisémites explosent (+ 74 % en 2018). En quoi cette haine en particulier annonce toujours un danger plus grand pour la société ?
Delphine Horvilleur. C’est une constante de l’Histoire. Quand on commence à s’en prendre aux juifs, une violence sourde s’abat rapidement sur la société entière. En 2015, en quelques mois, s’est déroulé ce scénario implacable : un attentat qui cible des journalistes et des juifs puis une haine qui frappe à l’aveugle. Et c’est comme si les juifs disaient quelque chose de l’étrangeté dont on cherche à se défaire, à se décontaminer et qu’on finit par traquer partout. Nous sommes dans un temps identitaire, où beaucoup de gens ont une fâcheuse tendance à se raconter leur histoire sur le mode de la pureté, de l’entre-soi et du « même » et, précisément, ne supportent plus de voir l’autre. Ce discours de pureté et de non-contamination est omniprésent dans les fondamentalismes religieux, c’est leur fonds de commerce. D’où leur problème avec les femmes qui bien souvent l’incarnent à leurs yeux. Cette obsession du pur et du non-mélange est aussi à l’œuvre politiquement, dans les extrêmes de droite ou de gauche.
ELLE. Comment analysez-vous le repli communautaire actuel ?
Delphine Horvilleur. C’est comme si l’on était passé d’une conscience politique soucieuse d’universel à une conscience identitaire, centrée sur les particularités des uns ou des autres. En France, la conscience politique, depuis les Lumières, passe par le fait de pouvoir lutter pour un autre, se tenir à ses côtés au nom du bien commun, et parfois penser contre soi-même, contre ses origines ou sa naissance. Mais aujourd’hui on est plutôt dans une sorte d’empathie sélective pour son camp, pour son groupe d’affiliation… au risque de se compromettre parfois dans des amitiés un peu douteuses au nom d’un ennemi commun, réel ou fantasmé.
« Cela fait longtemps que je me suis inscrite au parti des gens qui ne sont pas sûrs d’avoir raison ! »
ELLE. Est-ce une évolution irréversible ?
Delphine Horvilleur. Non, je ne crois pas. Il ne dépend que de nous de penser des alliances fiables, c’est-à-dire de chérir un dialogue avec tous ceux qui nous rappellent que ce qui nous rapproche est beaucoup plus grand que ce qui nous sépare... C’est ce qui m’est si précieux dans mon dialogue et mon amitié avec Rachid Benzine [islamologue, ndlr], Abd al Malik [rappeur auteur-compositeur-interprète, ndlr], et tant d’autres.
ELLE. Qu’est-ce qui nous unit et qu’il s’agit de rappeler ?
Delphine Horvilleur. Il faut revivifier cette capacité humaine à se mettre à la place de l’autre, tout en sachant que quelque chose de lui nous échappera toujours… Un de mes auteurs préférés, Amos Oz, raconte qu’il est devenu écrivain en observant toute son enfance les gens assis dans les cafés et en tentant de se glisser dans leur histoire. Cette capacité empathique de l’imagination est le meilleur antidote au fanatisme. Le fanatique est celui qui habite un monde où l’on ne parle qu’une seule langue, la sienne ; dans un monde où n’existe qu’une vérité, la sienne. Les fanatismes d’aujourd’hui ne sont pas seulement religieux, ils peuvent être identitaire, vegan, féministe… On y résiste seulement en réhabilitant une vraie capacité d’écoute, en acceptant la pluralité des voix tout en sachant qu’on ne parle pas tous la même langue… C’est un monde où l’on est obligé d’opérer des traductions, de savoir qu’on ne se comprend jamais complètement.
ELLE. Vous tenez un discours très modéré. Pourquoi avez-vous souvent l’impression d’être prise dans un étau ?
Delphine Horvilleur. Parce qu’il y a d’un côté les identitaires, qui nous disent : « Ne t’imagine pas que tu es autre chose que ton origine, qu’un enfant de ta “communauté” » ; et de l’autre ceux qui disent : « Invente-toi à partir de zéro. Ton identité n’est que le fruit de ton ressenti. » Or ces deux discours nous placent dans une impasse, personne ne s’invente à partir de rien. Nous sommes tous des héritiers de quelque chose, et il est possible de penser cet héritage non comme un enferme-ment, mais comme une possibilité d’interroger le monde d’où on vient. Comme beaucoup de gens, je me sens souvent prise en otage entre ceux qui voient en vous un traître parce que vous interrogez la tradition et ceux qui vous accusent de traîtrise précisément parce que vous n’êtes pas assez radical dans la façon dont vous bousculez les choses. Je vis cela constamment dans mon engagement religieux et féministe. Et les uns comme les autres nourrissent bien des certitudes. Je pense souvent à cette phrase d’Albert Camus qui disait qu’il voulait rejoindre le parti des gens qui ne sont pas sûrs d’avoir raison. Cela fait longtemps que je pense m’y être inscrite !
(...)
ELLE. Vous sentez-vous entendue ?
Delphine Horvilleur. Je vois encore les résistances que cela suscite, mais j’ai le sentiment d’être mieux comprise. Cela ne m’empêche pas de garder chez moi une belle collection de lettres d’insultes ! C’est très intéressant de voir ce qu’elles contiennent. Souvent une bonne dose de misogynie, et l’accusation d’être subversive. Moi, je ne me suis jamais vécue comme une révolutionnaire. Au contraire, ma démarche est celle du questionnement.
ELLE. Vous vous êtes toujours définie comme féministe, c’est quoi être une femme libre en 2020, à l’ère #MeToo ?
Delphine Horvilleur. Dans une interview, Leïla Slimani donne cette définition qui me parle : c’est une femme prête à décevoir. C’est fou, aujourd’hui, le nombre de femmes libres, financièrement et affectivement, mais qui ne s’autorisent pas cette liberté de décevoir. Je me rends compte à quel point cette contrainte reste souvent la mienne.
ELLE. Est-ce la nécessité de faire bonne figure ?
Delphine Horvilleur. Oui, ce quelque chose qu’on véhicule dans l’éducation des petites filles, qui nous colle à la peau : le visage avenant, le sourire, ce que l’on projette. On m’a parlé d’une étude menée sur des petites filles et des petits garçons avec des yaourts salés. On a filmé des enfants en train de manger un yaourt dans lequel on avait versé une salière, en leur disant que c’était un casting. Presque tous les petits garçons ont jeté leur yaourt en crachant, alors que la plupart des filles ont fait semblant de se régaler.
ELLE. Il y a aussi le syndrome de l’imposture...
Delphine Horvilleur. C’est un sentiment assez sain ! Aux côtés du parti de Camus, celui des gens qui ne sont pas sûrs d’avoir raison, il y en a un autre : le parti des gens qui ne sont pas sûrs d’être à leur place. Il y a beaucoup plus de femmes qui y prennent leur carte, pensant : « Je ne suis pas sûre d’avoir la légitimité pour être là, pour le faire, pour parler. » C’est pourquoi, malgré toutes les critiques que l’on peut formuler, cette période de libération de la parole féminine est si précieuse.
(...)
ELLE. Que pensez-vous de l’écoféminisme, l’idée que le féminin est sacré, en alliance avec la nature ?
Delphine Horvilleur. Je me méfie de tout discours qui parle de « LA » femme. On en revient toujours à un discours d’essentialisation. Dans toutes les religions, on connaît ce refrain qui consiste à dire « les femmes n’ont pas besoin d’être prêtres, rabbins, etc. parce qu’elles sont déjà naturellement plus sages et plus spirituelles ». Il y a une façon d’encenser le féminin et LA femme, pour mieux enfermer les femmes dans des prisons dorées. Pour moi, le féminin peut être sacré quand on reconnaît que parfois ce sont les hommes qui le portent. Plus que de chercher le féminin sacré en soi, je pense que chacun doit chercher la façon dont le masculin et le féminin dialoguent en lui.
ELLE. Comment expliquez-vous votre parcours si singulier ?
Delphine Horvilleur. J’ai l’impression de m’être construite sur la pluralité des voix que j’entendais en moi. Avec mon histoire paternelle : l’engagement vis-à-vis de la république, le fait d’avoir été sauvé par des Justes, la confiance en l’autre, les valeurs universelles. Et avec mon histoire maternelle : l’héritage de la Shoah, la destruction, la nécessité de passer par le silence et le secret. Ici, l’autre était tout sauf digne de confiance, c’était un assassin potentiel… Très jeune, je me suis posé la question de comment vivre à l’ombre de cette faille et avec ces récits discordants. C’est ce qui m’a menée vers le rabbinat. Le cœur de mon travail est de lire les textes, où résonnent des voix dissonantes, et de demander comment ils peuvent encore nous parler. Les gens disent qu’on construit sur du solide, moi je crois que l’on se construit sur des polyphonies. Mon poème préféré au monde commence ainsi « Sur le lieu où nous avons raison, aucune fleur ne poussera au printemps ».
ELLE. Beaucoup de gens vous qualifient aujourd’hui de « rabbin laïque », est-ce une définition qui vous convient ?
Delphine Horvilleur. Cela sonne comme une contradiction, mais je revendique cet attachement très fort à la laïcité. Elle est la garantie d’un espace qui n’est pas saturé de religions, un cadre plus grand que la croyance des uns et des autres, un vide salutaire. Mais ce n’est pas simple dans un temps où les gens veulent que leur croyance prenne toute la place, ou bien vivent la laïcité comme un concept qui vient trouer leur croyance. Or, la laïcité, parce qu’elle empêche la société d’être saturée par une croyance unique, devrait pouvoir encourager nos traditions religieuses à ne pas remplir leur propre espace de certitudes, c’est-à-dire à chérir une autocritique qu’elles peinent à engager. On souffre tellement de l’entre-soi, du repli dans le clanique ou le tribal : j’aime l’idée que mon discours puisse résonner pour d’autres.
Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 17 janvier 2020.