Bandeau
LARCENCIEL - site de Michel Simonis
Slogan du site

"To do hay qui ver con todo" (tout a à voir avec tout) Parole amérindienne.
Comprendre le présent et penser l’avenir. Cerner les différentes dimensions de l’écologie, au coeur des grandes questions qui vont changer notre vie. Donner des clés d’analyse d’une crise à la fois environnementale, sociale, économique et spirituelle, Débusquer des pistes d’avenir, des Traces du futur, pour un monde à réinventer. Et aussi L’Education nouvelle, parce que Penser pour demain commence à l’école et présenter le Mandala comme outil de recentrage, de créativité et de croissance, car c’est aussi un fondement pour un monde multi-culturel et solidaire.

Michel Simonis

"Le complot donne du sens à des choses qui nous font souffrir"
Article mis en ligne le 24 novembre 2020
dernière modification le 19 décembre 2020

Quelle "morale" suivent les théories du complot ?
Comment et à quel moment s’immiscent-elles dans la société ?
Quelle est leur influence ?
Éléments de réponse avec Emmanuelle Danblon, pro de la question.

Extraits d’un article d’Aurore Vaucelle [1], dans La Libre, publié le 13-11-20
Pour lire l’article complet, voir ICI.

Post-élections américaines agitées, la question se pose de l’influence des théories conspirationnistes auxquelles Donald Trump aura laissé les coudées franches. Ces théories sont-elles plus nombreuses quand la démocratie est menacée ou ont-elles de tout temps fait leur nid ?

Dans les sociétés anciennes, la conspiration est un mécanisme politique qui sert à expliquer les choses inexplicables. On est désormais dans une époque de retour à des mécanismes anciens, sur lesquels se greffent des mécanismes contemporains, comme celui de la post-vérité, un peu différent de la propagande traditionnelle.

Au départ, le conspirationnisme est un mécanisme politique institutionnalisé dans les sociétés archaïques. Voyez ce que dit le philosophe René Girard [2] à propos du bouc émissaire. Même si cela peut être choquant pour nous, le conspirationnisme est, d’une certaine façon, précieux. Dans le passé, il permettait d’éviter des massacres de masse, puisque la violence était portée sur un individu ou un petit groupe.

Le problème, c’est quand le mécanisme cesse d’être une institution, et qu’il se répand à tort et à travers. Cela donne, dans les contextes épidémiques du Moyen Âge, des pogroms [anti-juifs], suite à des accusations d’empoisonnement de puits, par exemple.

À partir du moment où nous pensons que nous avons le droit à une égalité de citoyen, nous voyons qu’il y a malgré tout des inégalités. Naît alors ce sentiment d’injustice, qui crée une nouvelle théorie du complot : si nous n’avons pas ce que nous méritons, alors que notre voisin l’a, c’est qu’il y a complot ! C’est le conspirationnisme ressentiment.

C’est l’existence de la notion d’égalité ou la liberté de pensée qui vont créer une suspicion sur les autres ?

C’est un effet pervers imprévu dans nos sociétés modernes. On y voit un lien avec le conspirationnisme archaïque : ce complot (anti-égalitaire, NdlR) donne du sens à des choses qui, sans cela, nous feraient beaucoup souffrir. Notre malheur, notre échec personnel sont dus à un complot, et non à nous. Cela console.

Dans les théories complotistes, il réside, au départ, une volonté de comprendre, et non d’embrouiller comme on pourrait le penser ?

C’est un des éléments sur lesquels je m’oppose à certains collègues qui expliquent le conspirationnisme par des erreurs de raisonnement. Quitte à ce que le sens soit fort éloigné de la vérité, notre besoin de comprendre peut prendre le pas sur l’évidence. Ces jours-ci, Donald Trump en est la caricature. Mais nous sommes tous un peu conspirationnistes, à un moment.

Si une image donne du sens, si nous y voyons quelque chose, on ressent un plaisir cognitif fort. Le sociologue Gérald Bronner évoque les "paréidolies", ces formes que l’on voit dans les nuages. Il existe un grand plaisir à voir un lapin dans un nuage, même si vous savez que ce n’est pas un lapin. Beaucoup disent qu’il faut se méfier des illusions. Je préfère dire : amusons-nous avec ces projections. Réapprenons à faire de la fiction, pour être moins sujet aux illusions.

Des communautés ont envie de croire ensemble à une représentation manifestement fausse.
Exemple du moment avec les Platistes, qui argumentent pour dire que la Terre est plate. Leur motivation n’est pas politique, mais due au plaisir cognitif de partager une représentation.

En temps de crise, on a besoin de celui qui voit au-dessus de la mêlée, du prophète. Il y a une récupération de cette clairvoyance du regard prophétique chez beaucoup de conspirationnistes. On a besoin d’y voir clair, dans une incertitude plus forte que jamais.

On pourrait les prendre pour des idiots ou des fêlés, mais les conspirationnistes se donnent du mal pour argumenter à propos des thèses qu’ils défendent.

L’alunissage en 1969 n’aurait jamais eu lieu, selon certains. C’est du travail de démonter intellectuellement une théorie du complot ?

Pourquoi est-ce si compliqué ? Car on a la naïveté de croire que le seul problème touche à la raison, au sens. Or, on passe à côté de tout ce qui relève du plaisir cognitif, ou encore du bénéfice narcissique que l’on tire en se présentant comme clairvoyant.
Concernant la théorie qui consiste à dire qu’on n’est pas allé sur la Lune, la Nasa a cherché à contre-argumenter. Par exemple : pourquoi le drapeau semble flotter, alors qu’on est sur la Lune et qu’il n’y a pas d’atmosphère ? La Nasa a accepté d’avoir la charge de la preuve, et a mis le doigt dans l’engrenage. À chaque fois, les conspirationnistes trouvent un contre-argument - même si le contre-argument n’est pas une preuve.

Les histoires de complots ont-elles une morale, comme les contes ou les fables qu’on lit aux enfants, ce qui expliquerait que ces récits perdurent ?

Absolument, même si cette morale peut paraître paradoxale, car elle consiste à dire que le monde est injuste et que des puissants cachés tirent les ficelles. Si nous partageons ensemble le fait que le monde est injuste, cela nous console de l’opinion que nous avons de nous. On s’accroche, donc, très fort à la théorie complotiste.

Il faut faire attention, ceux qui ont une appétence pour les conspirations ne sont pas des imbéciles, des fous, ou des gens mal éduqués. On se trompe de diagnostic. Regardez ceux qui ont des intérêts politiques ou des failles narcissiques. Ceux qui adorent les enquêtes policières, et ils sont nombreux.

Dans son livre Le Symptôme complotiste, le philosophe Julien Cueille met en lumière la culture adolescente des jeux vidéo dans laquelle le réel se mêle au fantastique. La culture littéraire est aussi un peu conspirationniste depuis quelques années.

Cette année, j’ai créé, à l’ULB, un cours de "critique des sources" pour les élèves de deuxième année dans les disciplines de sciences humaines. Ce que nous avons imaginé pour leur faire comprendre le conspirationnisme ? Leur faire produire leur propre théorie du complot. Au lieu de s’épuiser à déconstruire des conspirations, on les fabrique. C’est la meilleure façon de comprendre les ingrédients d’une théorie du complot.